Prologue


Cristina avait décidé de plonger dans la physique des astroparticules après avoir offert ses services de jeune chercheuse intrépide dans la recherche sur les neutrinos, particules italiennes s'il en faut. Le saut avait été aisé. Elle n'avait même pas quitté le laboratoire souterrain, la "grotte", qui accueillait les différentes expériences de physique auxquelles elle avait pu participer les années précédentes. L'expérience que les physiciens avaient appelée XENO1000 et qu'avait rejointe Cristina un an auparavant était installée dans un des trois halls de la grotte du Gran Sasso. C'était devenu rapidement l'une des expériences-phare dédiées à la recherche directe de particules pouvant former l'une des plus mystérieuses matières imaginées par les physiciens : la matière noire, cette matière invisible qui semble pourtant peupler massivement toutes les galaxies.
XENO1000 n'était pas la seule expérience construite pour détecter directement des impacts très rares de ces particules furtives de matière noire. Il en existait de très nombreuses sur à peu près tous les continents, mais elle était l'une des deux seules au monde à employer ce gaz noble qui lui avait donné son nom: le xénon. L'autre expérience, qui utilisait exactement le même principe, était installée dans un autre laboratoire souterrain, au-delà de l'Atlantique.
A l'issue de son post-doc, Cristina avait eu le choix entre les deux. Elle aurait pu rejoindre ses collègues américains pour développer leur instrumentation à la pointe, mais l'attrait des Abbruzes l'avait emporté sur les grandes plaines du Midwest. Elle aimait le Gran Sasso, elle s'y sentait chez elle. Depuis ses premiers pas dans le monde de la recherche, c'était le seul endroit où elle avait travaillé, pour plusieurs expériences différentes. Elle avait tout d'abord consacré son master puis sa thèse à la recherche sur les neutrinos dits « de Majorana », des neutrinos qui seraient leurs propres anti-particules, dans une expérience qui cherchait à mettre en évidence l'existence d'une désintégration radioactive très particulière, qui à elle seule démontrerait la réalité des neutrinos de Majorana. Cristina avait participé activement aux développements expérimentaux du détecteur au germanium exploité par l'équipe, sans toutefois avoir eu l'opportunité d'obtenir un résultat convaincant sur cette désintégration "double-béta sans neutrinos" comme les physiciens l'appelaient. L'expérience se poursuivait.
Une fois docteure de l'Université de Milan, elle n'avait eu d'autre choix que de partir durant trois ans au sein d'une autre collaboration avec un contrat post-doctoral. Elle avait choisi de rejoindre un groupe français participant à une grande collaboration internationale, toujours dans le domaine des neutrinos mais cette fois-ci, pour en étudier les oscillations. Cette expérience avait le bon goût d'être implantée au labo souterrain du Gran Sasso, ce qui avait été pour Cristina un critère de choix déterminant, même si elle avait dû s'expatrier de longs mois dans la banlieue de Paris pour rejoindre l'équipe française.
C'est à l'issue de ces trois années assez tumultueuses passées entre la France et l'Italie que Cristina put candidater sur un poste de chargée de recherche à l'institut national de physique nucléaire, l'INFN. Il ne s'agissait pas d'un poste fléché comme tant d'autres. Ce poste de chargée de recherche que Cristina décrocha était un poste "libre", autrement dit, elle avait l'opportunité rare de pouvoir choisir dans quelle équipe de recherche et sur quelle thématique elle voulait travailler.
  Cristina n'était pas familière avec ce type de détecteurs au début, elle avait été confrontée dans sa jeune carrière plutôt à des systèmes de détection fondés sur l'utilisation de semi-conducteurs ou d'émulsions. L'utilisation de gaz liquide était nouvelle pour elle, mais Matthew l'avait épaulé dès le début, lui qui était spécialiste de ces types de liquides si particuliers, et surtout de leur purification.
 Cristina avait dû apprendre les fondements très vite dès son arrivée au sein de l'équipe de l'Institut de Milan qui participait activement à la collaboration internationale. Car XENO1000 n'était pas une petite collaboration italienne ni même européenne, elle incluait aussi de nombreux américains, pour au moins la moitié des 60 chercheurs impliqués, ainsi que d'autres européens : français, portugais, néerlandais, et trois chercheurs chinois de l'université de Shangai, mais qu’on ne rencontrait pas souvent dans la grotte.

 La jeune femme aux longs cheveux noirs avait toujours participé à des grandes collaborations depuis ses premiers travaux de recherche. Elle aimait côtoyer des collègues d'autres nationalités, surtout quand ils venaient au labo souterrain, son labo souterrain, qu'elle connaissait comme sa poche, et qu'elle prenait plaisir à faire visiter lorsqu'ils arrivaient pour la première fois en Italie.

Chapitre 20


Tom Hooper s’était plongé dans l’histoire des mafias russes et de celles des anciennes républiques soviétiques qui avaient explosé durant la période de libéralisation de la Perestroïka à la fin des années 1980 et surtout après la chute du bloc soviétique en 1991. Le crime organisé des pays de l’Est s’était rapproché de celui de la Communauté des Etats Indépendants qui avait pris la place de l’Union Soviétique. On retrouvait des ramifications inattendues entre des groupes mafieux bulgares, roumains, ukrainiens et biélorusses. Hooper recherchait tout ce qu’il pouvait trouver sur Oznigie Bratva et surtout qui étaient ou avaient été ses membres. Le Bureau lui avait fourni le logiciel très performant de traduction du Pentagone qui permettait de traiter tous les types de documents écrits en alphabet cyrillique, depuis le microfilm jusqu’au vieux dossier en papier ronéotypé.
La première mention relative à Georgi Ganev remontait à 1991. Il avait alors à peine 18 ans. Première arrestation. Hooper ne put s’empêcher de penser qu’ils avaient seulement un an de différence, des parcours si différents. La seule photo qu’il avait datait de sa dernière période sous les barreaux, en 2010. Par chance, elle était récente et il devait encore ressembler à ça. Un type brun, le cheveu dense, des joues un peu creusées entourant une bouche qu’on devinait mal entretenue.
***

Les seules relations qu’avaient eues Donnelly avec Gazkron Fluids étaient les discussions commerciales avec le directeur commercial  Igor Zeldov. Hooper essayait de trier les emails qu’avait conservés Matthew Donnelly  dans ses archives en faisant des recherches par mots-clés en plus des tris classiques par dates et noms d’expéditeur ou de destinataire. Il existait en tout et pour tout onze emails échangés avec GF.
L’échange le plus étonnant était sans aucun doute celui d’août 2013 dans lequel Donnelly donnait de nombreux détails sur son purificateur en offrant la possibilité aux russes d’une cession similaire à celle qu’ils avaient finalement contractualisé avec les sud-africains Grüber&Thorp. Avec ce que leur donnait Donnelly, les russes pouvaient savoir exactement ce qu’ils pourraient espérer d’une telle machine. Au vu des réponses que Igor Zeldov avait faites à Donnelly, GF était vraiment très intéressé par le purificateur. Hooper fit des recherches avec des mots-clé comme ‘purification’, ‘purificateur’, ou ‘performance’ en les combinant. Les mots ’xénon’ ou ‘krypton’ donnaient trop de résultats. Hooper vit apparaître sur son écran un fichier au titre énigmatique : « preuve d’intérêt ». Il contenait un ou plusieurs des mots-clé qu’il cherchait. Tom l’ouvrit.
  Il s’agissait d’un document technico-économique en anglais visiblement traduit du russe. Il était signé par plusieurs personnes, tout d’abord le rédacteur, un spécialiste, puis un vérificateur, un autre spécialiste, venait ensuite un approbateur, le responsable hiérarchique, et enfin un émetteur, qui n’était autre que Igor Zeldov, le directeur commercial de Gazkron Fluids Europe.

***

Cristina avait reçu un email dès le lendemain matin venant d’Akira Kitano, le frère du père de son ami Kiyochi, qui était un journaliste d’investigation renommé sur l’archipel. Il semblait persuadé qu’il existait un lien entre l’explosion survenue sur le chantier du Ice Wall du site de la centrale endommagée et la société qui avait remporté le nouveau marché après la chute de la première. Mais il ne parvenait pas à trouver de preuve. Il semblait très intéressé par ce que lui avait retransmis Kiyochi, et le soupçon que l’on pouvait légitimement avoir sachant que les deux affaires avaient un point commun, même si il était ténu.
Il fallait commencer par chercher la trace au Japon du dénommé Ganev, Gatoro ou Grikov aux environs de la date de l’explosion, le 24 juin 2014. L’enquête initiale de la police japonaise avait conclu à un défaut technique qui avait entraîné l’explosion du compresseur frigorifique et la mort du technicien qui se trouvait là à ce moment-là. Mais un collègue de Akira Kitano avait réussi à montrer qu’une analyse chimique de résidus indiquait la présence de RDX, un composé que l’on trouvait dans de nombreux explosifs et qui n’avait rien à faire sur ces échantillons.  C’était un signe sans équivoque du sabotage, selon le journaliste. Mais à l’époque l’enquête de la police avait très vite conclu à une source accidentelle, et aucune analyse poussée n’avait été effectuée, donc aucun suspect potentiel n’avait été recherché. Le seul bénéficiaire d’un tel accident était évidemment la société Kenji Corp., qui pouvait alors tranquillement s’emparer du marché comme la loi japonaise sur la concurrence l’autorisait. Et qui disait Kenji disait Gazkron.
La question centrale que posait Kitano à Cristina était de savoir comment faire le lien entre un tueur nommé Ganev, alias Gatoro alias Grikov et la société Gazkron, hormis le fait qu’il avait un nom ou un pseudonyme à consonance russe ? Cristina se souvenait de la photo de Zeldov qu’elle avait trouvé en cherchant des informations sur Gazkron Fluids. Elle avait trouvé qu’il avait un visage très marqué, qui ressemblait parfaitement à un mafieux russe comme on pouvait les imaginer. Elle répondit au journaliste tout ce qui lui passait par la tête :  l’aspect du dénommé Zeldov à qui avait eu affaire Matthew, le mode opératoire qui avait été celui du crime au labo souterrain, la volonté d’effacer d’éventuelles traces en revenant rôder vers le bureau de Pascali, la méconnaissance du tueur sur la contamination radioactive de ses gants, ce qui avait été probablement sa seule erreur. Dans sa réponse, Cristina ajouta quelques liens vers les pages où Igor Zeldov se montrait en autoportait. Avant d’envoyer son email, elle appela Hooper.
— Tom, j’aurai besoin d’une photo du tueur, c’est pour mon contact japonais, est-ce que ce serait possible que tu m’en envoies une ?
— Ton journaliste ?
— Oui, Akira Kitano, c’est lui qui enquête sur l’affaire du Ice Wall que je t’avais racontée et sur l’implication éventuelle des russes…
— Mouais. Effectivement, ça serait mieux qu’il ait une photo du type. Je dois te dire que je n’ai pas encore prévenu la police japonaise, nos indices liés à la contamination radioactive sont malheureusement trop maigres à ce stade, mais pour une enquête journalistique, j’imagine que c’est du pain béni…
— Oh que oui ! Akira Kitano semble y croire dur comme fer.
— Je t’envoie la seule photo de Georgi Ganev que l’on ait, elle date de 2010… Et, au fait !, Bob Fincher n’a jamais entendu parler de ce tueur… Je voulais te le dire. En revanche, il semble avéré qu’il a trempé dans le sabotage de votre machine. Nous avons transmis nos rapports à la police allemande qui enquête là-dessus. Il ne s’en doute pas encore parce qu’on l’a laissé tranquille en lui faisant croire qu’il était hors de cause pour ce qu’on cherchait, mais ça va bientôt chauffer pour lui. Et on va quand même le garder à l’œil discrètement…
— Et pour Peter ?
— Il sera forcément impliqué là-dedans. Fincher ne l’épargnera pas, c’est évident… C’est une question de temps. Dans tous les cas, j’ai signifié à Peter Haynes qu’il pouvait désormais vous dire ce qu’il avait fait. Pour moi, ça n’a pas de lien avec le meurtre de Matthew Donnelly.
— Merci Tom. Ça va créer des grosses turbulences cette histoire… La réputation de LXZ risque d’être gravement atteinte. Il se peut même que finalement Grüber & Thorp, au vu de tout ça, ne daigne pas remettre en cause notre contrat de fourniture de xénon même si on n’arrive pas à avoir un purificateur qui marche en décembre. Est-ce que tu as prévenu Giovanna Marsi ?
— Oui, en même temps que nous avons transmis nos soupçons aux autorités allemandes… Je lui ai recommandé d’intenter une action en justice aux Etats-Unis… Je pense que ça va réellement chauffer du côté de LXZ… La matière noire va faire parler d’elle !
— J’aurais préféré qu’on parle de matière noire pour d’autres raisons, moi… Ah, je viens de recevoir ton mail à l’instant… C’est donc ce type qui a tué Matthew ! On peut dire qu’il a la tête de l’emploi, ce monstre !...
— Pas faux… Bon, tiens-moi au courant de ta piste japonaise, conclut Hooper.
— J’y manquerai pas, tu peux en être sûr !

***

Cristina repensa à ce que lui avait dit Hooper au début de l’enquête: chercher le mobile. Pour le marché du Ice Wall, ça pouvait paraître évident, il y en avait pour presque 100 millions d’euros, plus une sacrée renommée si le principe fonctionnait. Mais dans le cas du xénon ultra-purifié ? Pourquoi Gazkron Fluids aurait besoin d’un purificateur isotopique de très haute performance ? Cela pouvait-il être un point vital au point de commettre un meurtre ?
Cristina se remit à éplucher de nombreuses données économiques liées aux marchés que visait GF un peu partout dans le monde. C’étaient des lectures assommantes, d’une pénibilité peu commune. Et malheureusement, l’internet permettait de trouver très facilement des centaines d’informations économiques dans le domaine de l’exploitation des gaz nobles. Cristina avait décidé de prendre le taureau par les cornes.
Il lui fallut trois journées entières pour comprendre que Gazkron Fluids, comme ses concurrents producteurs de xénon purifié, cherchait depuis plusieurs années à pénétrer le marché des semi-conducteurs de haute performance qui équipaient le petit matériel électronique, des téléphones aux tablettes en passant par tous les objets connectés qui commençaient à pulluler. Le plus gros fabricant de puces électroniques de dernier cri avait breveté un procédé qui permettait d’améliorer considérablement la croissance des cristaux de silicium par épitaxie ainsi que leur gravure, en remplaçant l’atmosphère d’argon par une atmosphère de xénon, pourvu que celle-ci soit extrêmement pure. Le xénon devait notamment n’avoir aucune trace de krypton. Le rendement de production et la qualité des semi-conducteurs obtenus semblaient alléchants d’après tout ce que pouvait lire Cristina. Le défaut du procédé, qui ne devait pas en être un pour tout bon fournisseur de gaz, était qu’il consommait le xénon sans le recycler. Le géant de l’électronique avait créé en Chine une société entièrement dédiée pour exploiter cette invention et produire les meilleurs composants du marché, qu’il avait nommée Silix Electronics.
Le marché gigantesque qui allait se développer reposait entièrement sur la capacité de Silix Electronics à obtenir du xénon de la plus grande qualité. Et il n’y avait que très peu de fournisseurs…

***

La note que Hooper avait dénichée faisait plus de quinze pages et était très dense, avec peu d’espaces et aucune figure. Elle décrivait dans le menu détail les besoins qu’avaient les ingénieurs de Gazkron Fluids  en termes de purification du xénon pour pouvoir proposer une solution industrielle au cahier des charges d’une société nommée Silix Electronics. Gazkron Fluids semblait vouloir à tout prix offrir ses services à cette société qui avait visiblement besoin de xénon très pur.
Il y était écrit noir sur blanc la phrase « Seul un système d’ultra-purification du type de celui développé par l’expérience scientifique XENO1000 pourrait nous permettre d’atteindre la qualité de gaz requise pour répondre avec succès à cette offre. Vue l’étendue de l’enjeu économique correspondant, nous devons rapidement mettre les moyens pour acquérir cette technologie ».

***

From : KITANO.Akira@isaka-shinbun.jp
To : cristina.voldoni@infn.it
Date : 05 May 2015, 03:48
Subject : Importante nouvelle !

Chère Cristina,

J’ai une très importante nouvelle à vous communiquer, je préfère vous l’annoncer tout de suite pour que vous la voyiez dès votre réveil.  J’ai trouvé un lien entre l’individu Ganev et le directeur de Gazkron Fluids Igor Zeldov ! Zeldov est un ancien membre du gang mafieux que fréquentait Ganev dans les années 1990. Ils se sont connu à cette époque, en 1992, j’en ai la preuve, j’ai même une photo où on les voit ensemble (ci-jointe), ça ne fait aucun doute, il s’agit bien des deux mêmes hommes. Zeldov s’est officiellement rangé vers 1994, mais il avait été arrêté plusieurs fois auparavant, et notamment en compagnie de Ganev, ici au Japon ! Par ailleurs, un européen nommé Gatoro était présent dans la préfecture de Fukushima en mai 2014.
Cela ne peut plus faire de doute, le tueur de votre ami est celui qui a saboté l’installation de Cryolab en tuant un technicien, et ce pour le compte de son ami Zeldov de Gazkron.

A.K.
  
Dès qu’elle lut cet email,  Cristina ressentit une sorte de soulagement mêlé d’une grande lassitude. Elle composa le numéro de Hooper.
— Tom… Matthew… Matthew est mort pour les puces électroniques de ce putain de téléphone portable…
— Je sais, Cristina, je sais…
Il entendait les sanglots qui s’engouffraient dans son oreille comme une brise sombre.
— Tu n’es pas seule.



Chapitre 19


Les gars du Bureau avaient bien fait les choses, ils avaient organisé une retransmission vidéo à distance de l’interrogatoire de Fincher. Hooper avait négocié de pouvoir non seulement écouter et voir le suspect en train de répondre aux questions de ses collègues, mais aussi de pouvoir lui-même poser directement des questions.
Cristina avait demandé à Hooper si elle pouvait assister à l’interrogatoire comme une sorte de témoin derrière une vitre teintée, en restant en dehors du champ de la caméra quand Hooper prendrait la parole. Il avait répondu « Je vais voir avec Castelli », puis il l’avait rappelée, elle pouvait, mais juste pour valider en temps réel si besoin que ce que disait Fincher semblait cohérent.
D’entrée de jeu, les collègues de Hooper au centre FBI de Tucson, ils étaient trois, rappelèrent à Bob Fincher ses droits, ça faisait toujours un effet psychologique certain sur la personne interrogée.
Ils se mirent ensuite à évoquer les relations entre scientifiques de différentes expériences menant le même type de recherche. Quels pouvaient être les conflits existant, que ce soit des conflits entre personnes ou bien entre institutions. Fincher semblait à l’aise. Il répondait rapidement à ses interlocuteurs. Puis Tom Hooper entra dans l’interrogatoire en prenant le micro.
— Le 3 avril dernier, vous m’avez dit que vous ne connaissiez personne d’autre dans l’expérience XENO 1000 hormis Matthew Donnelly et une jeune chercheuse italienne que vous aviez aperçue à plusieurs reprises dans le cadre de conférences scientifiques mais sans connaître son nom. Or nous avons la preuve que vous avez eu une correspondance suivie avec Peter Haynes, qui travaille dans l’équipe de Matthew Donnelly, avec Cristina Voldoni et John Kisko. Vous lui avez même proposé un poste de chercheur assistant au sein de votre collaboration LXZ. Reconnaissez-vous ce fait ?
Tom Hooper n’aimait pas tourner trop longtemps autour du pot. Il y était allé direct. Et Bob Fincher lui répondit tout aussi directement :
— Oui, maintenant je me souviens, c’était l’année dernière, effectivement, oui, Peter Haynes… Il travaillait bien avec Donnelly.
— Vous avez eu un problème de mémoire lorsque je vous ai rencontré le 3 avril, c’est ce que vous êtes en train de me dire ?
— Vous savez, je croise de nombreuses personnes, y compris de nombreux jeunes à qui je fais passer des entretiens de recrutement, et j’avais oublié que Haynes faisait partie de l’équipe de Donnelly quand vous m’avez demandé si je connaissais d’autres collaborateurs de Donnelly. Je me suis surtout souvenu de la jolie brune comme vous l’avez rappelé.
Cristina qui s’était assise à côté de Alessandra Calzolari à droite de la caméra, légèrement derrière, soupira en entendant la réponse du quinquagénaire au regard gris et sans âme.
— Pouvez-vous nous dire quelles données Peter Haynes vous a transmises suite à ces échanges ?
— Et bien, il m’a envoyé un curriculum vitae détaillé, une liste de ses publications, ainsi qu’un résumé des travaux qu’il mène actuellement.
— C’est tout ?
— … Oui, c’est à peu près tout, je pense. Il s’agit des éléments habituels que nous demandons aux candidats pour un poste permanent.
— Etes-vous sûrs qu’il ne vous a pas envoyé d’autres éléments, que ce soit par email ou autre ?
— Oui, je suis sûr... En fait, non. C’est vrai. Il y a eu autre chose… Je lui avais demandé un petit service… Je lui avais demandé… je lui avais demandé si il voulait bien me donner quelques renseignements sur notre fournisseur commun de xénon, de manière à pouvoir mieux négocier avec lui, et pouvoir faire baisser les prix pratiqué, ce pour le bénéfice de tous…
— Et Haynes vous a fourni les données commerciales que vous lui aviez demandées ?
— Oui.
— C’était un échange de bon procédés, ou bien un chantage à l’embauche ?
— Le poste que je lui proposais était très incertain, et il le savait dès le début. En aucun cas il ne s’agissait d’un tel chantage !
— Je vois en tous cas que vous avez très vite retrouvé la mémoire, cela fait plaisir à voir et est encourageant pour nous tous qui sommes autour de cette table et devant cette caméra… Bon, et qu’est-ce que Peter Haynes vous a envoyé d’autre ?
— Rien d’autre, après ce que je lui avais demandé.
— Rien du tout ?
— Non…
On entendit brusquement des lourds pas en train de courir dans le couloir du commissariat puis la porte s’ouvrit brutalement sur la bedaine du vieux Castelli : « On l’a ! On l’a ! »
Hooper s’arrêta pour se tourner vers Castelli avec un air interrogatif puis fixa à nouveau la caméra et lança à ses collègues sur place :
— Je vous laisse continuer. Puis il coupa le micro.
— De quoi s’agit-il, inspecteur ? Tout le monde fixait l’inspecteur qui tenait un papier dans la main.
— On sait qui c’est… L’analyse ADN des ongles !
— De quoi ? reprit Hooper
— Le médecin légiste avait prélevé de la matière sous les ongles de la victime. On  a fait faire l’analyse ADN, pour voir. Et c’est un ADN fiché !
— Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez lancé cette analyse, bon sang ! Mais pourquoi ne me l’aviez-vous pas dit ?
— On n’avait peut-être qu’une chance sur 10000 pour que ça donne quelque chose…
— Alors, faites-moi voir ça !
Castelli tendit le papier à Hooper, Cristina et Alessandra regardaient les deux hommes. Alessandra se leva pour voir le nom qui était indiqué en gras au milieu de la feuille, Cristina resta assise, n’osant pas s’approcher et cherchant presque à apparaître invisible pour savoir sans avoir à demander.
Matthew Donnelly s’était débattu quand il s’était fait attaqué et en luttant avait probablement griffé son assaillant. Cela avait suffi à conserver quelques milligrammes de peau sous ses ongles et par la suite de pouvoir déterminer de qui il s’agissait via son ADN qui était déjà répertorié dans les bases de données d’Interpol.

— Georgi Ganev, repris de justice bulgare, membre du clan mafieux russe Oznigie Bratva au début des années 1990, alias Pedro Gatoro, alias Gary Grikov… Séjour en prison durant une bonne partie des années 2000. Plus de traces depuis la fin de sa dernière peine en 2011…
Cristina, je vous remercie, vous pouvez disposer, nous n’avons plus besoin de votre présence pour le moment, lança Hooper en se retournant vers la jeune femme qui avait écouté attentivement les noms prononcés par l’agent du FBI d’une manière très distincte.

Une fois Cristina sortie de la pièce sous le regard inquisiteur de Castelli, Hooper sortit son téléphone et composa le numéro de son collègue qui se trouvait toujours sur l’écran en train de questionner Fincher.
— On a du nouveau ici. Des noms… Il faut accélérer tout de suite… Passez-le immédiatement  au détecteur de mensonges. Demandez-lui les choses suivantes en questions fermées : Première question clé : est-ce qu’il connaît la société allemande Teilmann Gmbh, deuxième question clé : est-ce qu’il connaît un dénommé Georgi Ganev, ou bien Pedro Gatoro ou bien Gary Grikov. Troisième question clé : a-t-il déjà eu recours aux services d’un hacker ? C’est bien noté ? Je vous envoie tous les documents dans cinq secondes. Je vous laisse choisir les questions banales à votre convenance évidemment… Ah, oui… J’oubliais…, vous ajouterez en question clé : « Connaissez-vous le prix du xénon payé par XENO1000 ? », histoire de valider un point dans notre affaire…

***

Cristina avait compris que Hooper avait sciemment cité à haute voix les noms et pseudos de l’assassin pour qu’elle les retienne. Elle était sortie du bureau rapidement. Ganev, Gatoro ou Grikov. Presque trop facile à retenir. C’était donc l’homme qui avait tué Matthew et qui était ensuite  venu jusqu’au sous-sol du Centre, celui-là même qu’elles avaient essayé de suivre à tombeau ouvert dans les faubourgs de l’Aquila, elle et Alessandra. Et lui aussi qui avait fait un sale coup au Japon, peut-être pour le compte de Gazkron Fluids… Mais maintenant il fallait pouvoir le prouver.
Cristina voulait trouver le véritable assassin de Matthew, celui qui avait décidé ça. Finalement peu importait de savoir quel vulgaire tueur avait exécuté la tâche ou sous quel nom d’emprunt il l’avait fait.
A peine sortie du commissariat, Cristina appela Kiyochi malgré l’heure extrêmement tardive qu’il était à Tsukuba, presque 4h et demie du matin. Alors qu’elle pensait lui laisser un message vocal, elle eut la surprise d’entendre décrocher après une seule sonnerie.
— Je suis désolée de te réveiller, c’est super-urgent…
— Tu ne me réveilles pas, Cristina ! Je suis aux Etats-Unis pour le boulot, à Washington… Qu’est-ce qui se passe ?
— On a des noms, ça y est ! On sait qui a tué Matthew ! Ils ont fait une analyse ADN de la peau qui se trouvait sous les ongles de Matthew et par chance, cet ADN était fiché. C’est un mafieux, un tueur professionnel. Et il utilise plusieurs identités. Son véritable nom est Ganev, Georgi Ganev, et ses noms d’emprunt sont Pedro Gatoro et Gary Grikov….
— Mais c’est génial ! Il n’y a plus qu’à l’attraper ! Le FBI va lancer un mandat d’arrêt ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas pu avoir plus d’information, mais j’imagine que c’est le cas. Je viens juste de quitter les policiers, j’ai juste entendu les noms que je viens de te donner et je crois que je n’aurais pas dû les entendre théoriquement…
— OK... J’imagine que tu aimerais savoir si on peut trouver la trace de ce tueur dans l’affaire du Ice Wall ?
— Je vois que tu comprends toujours tout très vite, toi ! répondit Cristina. En fait, je veux savoir qui est derrière tout ça, évidemment. Et si en plus ça peut permettre de révéler ce qui s’est vraiment passé dans l’affaire du Ice Wall…
— C’est sûr ! Je vais tout de suite transmettre cette info à mon oncle qui est maintenant sur l’enquête pour son journal. Il faudrait que tu m’envoies par écrit les noms que tu m’as cités, pour éviter toute erreur.
— Je les ai juste entendus, je n’ai pas l’orthographe exacte, mais bon, par chance, c’est des noms pas très compliqués, je te les envoie par mail tout de suite.
— OK. Là c’est la nuit au Japon, mais mon oncle aura l’info au matin, d’ici quatre heures environ. Je te tiens au courant des suites. Je peux te mettre en contact directement avec lui si ça ne te dérange pas ? Il parle pas trop mal l’anglais…
— D’accord, sans problème, ça me ferait même plaisir. Merci encore pour ton aide Kiyochi !

***

Le téléphone sonna dans sa poche. Hooper quitta l’écran où il était en train de faire une cartographie du clan mafieux de Ganev.
— Agent Hooper ? C’est Craig Fresco, à Tucson. J’ai les résultats de l’interrogatoire sous détecteur de mensonges. On a du positif.
— Je vous écoute, fit Hooper.
— Alors… Les questions auxquelles les réponses de Bob Fincher apparaissent non sincères avec une probabilité de plus de  95% sont les suivantes : «  Connaissez-vous la société Teilmann Gmbh ? », réponse négative mais non sincère à 98,8% et « Connaissez-vous le prix du xénon payé par XENO1000 ? », réponse négative, non sincère à 97,9%. Et enfin : « Avez-vous déjà eu recours aux services d’un hacker ? » : réponse négative, mais non sincère à 96,5%.
— Et sur les noms que je vous avais donnés ? C’est négatif ?
— Absolument, réponse négative pour les trois noms avec un taux de sincérité très élevé de l’ordre de 99,5%.
— Il ne connait pas l’assassin… Mais il est bien à l’origine du sabotage de la machine de XENO1000… Merci Craig ! Laissez-le libre mais gardez-le à l’œil. Il n’est probablement pas impliqué dans mon affaire mais il risque fort d’être inquiété par les autorités allemandes, en attendant que les scientifiques de l’expérience XENO1000 portent plainte aux Etats-Unis…
Tom Hooper se doutait un peu du résultat de l’interrogatoire, depuis ce que Cristina lui avait raconté au sujet de Fukushima. Cela paraissait de plus en plus évident qu’un scientifique comme Fincher ne pouvait pas aller jusqu’à engager un tueur pour éliminer un rival. Faire saboter intelligemment une machine était pensable, mais faire tuer un confrère… Les éléments que lui avait relaté Cristina étaient il est vrai troublants. On retrouvait le géant gazier Russe au cœur de l’affaire du projet Ice Wall, lui qui était aussi un des rares fournisseurs de xénon. Il fallait trouver un véritable lien existant entre le tueur Ganev, qui s’était forcément rendu dans la zone de Fukushima, et Gazkron Fluids.  Mais il fallait aussi mettre à jour le mobile. On en revenait toujours là. Est-ce que Gazkron Fluids était obligé de supprimer Matthew Donnelly pour mettre la main sur les données du purificateur ? Avaient-ils besoin d’une telle machine pour leurs applications ?
Hooper faisait des recherches dans les deux axes, d’un côté sur les ramifications du clan Oznigie Bratva et d’éventuels liens pouvant exister avec Gazkron et de l’autre sur les activités présentes et futures de Gazkron Fluids qui nécessiteraient de posséder une technologie d’ultra-purification ressemblant à celle inventée par Donnelly.
Hooper avait également récupéré la copie des archives de Donnelly, que lui avait laissée Peter Haynes. La clé des relations entre Donnelly et les russes devait se trouver quelque part dans ces milliers de fichiers…

Avant de poursuivre ses recherches, Hooper envoya un rapport à sa hiérarchie sur l’interrogatoire de Fincher et suggéra de transmettre ces résultats immédiatement aux autorités allemandes qui enquêtaient sur la cyberattaque dont avait été victime Teilmann Gmbh.

Chapitre 18


Cristina pensa à Kiyoshi. Lui pouvait lui fournir des informations, et le connaissant, il se ferait un plaisir de l’aider dans sa recherche. Elle voulait savoir s’il pouvait exister des liens entre les activités d’assainissement qui avaient lieu près de la centrale accidentée de Fukushima et Gazkron Fluids, voire s’il ne se serait pas passé des événements bizarres non loin du site.
Cristina et Kiyoshi étaient restés amis depuis qu’ils s’étaient rencontrés au cours d’une grande réunion scientifique sur les neutrinos qui s’était déroulée au Japon deux ans plus tôt. Kiyoshi avait son âge, et lui aussi avait réussi à intégrer une équipe de recherche après sa thèse.
Kiyoshi Kitano travaillait toujours dans les neutrinos, sur une expérience qui s’appelait T2K. Elle consistait à envoyer un faisceau de neutrinos produits au centre nucléaire de Tokaï, où il travaillait, vers le grand détecteur de neutrinos de SuperKamiokande qui se trouvait à plusieurs centaines de kilomètres de là, pour étudier comment les neutrinos oscillent d’une saveur à l’autre au cours de leur trajet. C’était le même type d’expérience auquel Cristina avait participé au cours de son post-doc franco-italien avant de rejoindre XENO1000. Ils s’étaient liés d’une belle amitié lors d’une soirée mémorable où ils avaient rejoué des scènes mythiques du film Lost in Translation où Cristina s’était prise pour Scarlett Johansson le temps d’une nuit. Ils se souviendraient longtemps de ce karaoke endiablé qui s’était fini très tard, ou plutôt très tôt.
Cristina lui envoya un long email lui expliquant les grandes lignes de ce qui s’était passé et quels soupçons elle avait désormais. On pouvait penser que les hommes de main qui avaient assassiné Matthew avaient aussi été envoyés à Fukushima pour exécuter une sale besogne, qui aurait pu bénéficier directement ou moins directement par exemple à Gazkron Fluids, ou qui sait à Grüber&Thorp… Ça ne pourrait évidemment pas être un hasard si on arrivait à mettre en évidence un tel lien.
Kiyoshi Kitano répondit quelques minutes seulement après avoir lu le message de Cristina, le lendemain. Avec le décalage horaire, il fallait s’y prendre le matin en Italie pour espérer avoir une réponse dans la même journée, quoique certains jeunes chercheurs japonais travaillaient jusque très tard le soir.

From : Kiyochi Kitano <k.kitano@kek.jp>
To : cristina.voldoni@infn.it
Date : 02.04.2015
Subject : Re: I Need your help

Hello, Cristina

Tu m’as fait peur quand j’ai vu le titre de ton email… J’ai entendu parler de ce qui est arrivé. C’est terrible… Je suis vraiment désolé pour vous.
Ce que tu me dis est assez incroyable. J’arrive pas à croire que vous avez trouvé du Cs-134 (ça veut dire que si vous regardez la radioactivité béta, vous devriez voir aussi des traces de strontium...).

Tu le sais certainement, il y a de nombreux chantiers qui sont en cours sur le site de Daiichi. L’exploitant de la centrale, Tepco, fait appel à de nombreuses entreprises et autres institutions pour gérer dans le même temps la contamination du site (surtout pour ne pas rejeter d’eau contaminée dans l’océan) et aussi la récupération des cœurs fondus des trois réacteurs accidentés.
Bref, il y a de nombreuses pistes possibles, et ça me fait plaisir de chercher ton aiguille dans cette grosse botte de foin radioactive ! ;-)
Je pars tout de suite à la recherche de ce que tu m’as dit. Je te tiendrai au courant très vite, on se fera un petit skype !

A bientôt
Kiyochi <3

Il s’était passé à peine 8 jours quand Cristina reçut une invitation à se connecter à Skype de la part de son cher Kiyochi.

— Comment tu vas Cristina ?
— Ça va bien ! Côté boulot, c’est moyen, mais bon, on fait ce qu’on peut… Bon, alors, et tes neutrinos, ils vont toujours aussi vite ?
— Toujours ! répondit Kiyochi avec un large sourire. Mais tu t’es laissé pousser les cheveux ?
— Ah oui… J’aime bien comme ça… Alors, tu as pu trouver des informations intéressantes ?
— Je crois bien… Tu vas voir ! Est-ce que tu as déjà entendu parler du projet Ice Wall ?
— Ice Wall ? Non, c’est quoi ?
— Un truc assez dingue. Tu sais que l’un des plus gros problèmes qu’a Tepco à Fukushima Daiichi, c’est la fuite d’eau radioactive vers le Pacifique... Chaque jour, il y a 500 tonnes d’eau souterraine venant des collines voisines, de l’eau de pluie, qui s’écoule à travers la centrale, et alors elle devient contaminée, surtout en césium 137, mais aussi en strontium 90 et en tritium. Et cette eau, si on ne la pompe pas en aval de la centrale, elle s’écoule directement dans l’océan…  Alors pour éviter ça, ce que fait aujourd’hui Tepco, c’est qu’ils pompent l’eau entre la centrale et l’océan et ils la stockent dans d’immenses cuves qu’ils ont dû installer à la va-vite à proximité. Il y en en a déjà plus de 1000 qui contiennent chacune 1000 mètres cubes …
— Dingue… ça veut dire qu’ils remplissent une cuve tous les deux jours ?...
— Tu comprends facilement que ça va vite devenir ingérable. Donc les gars ont imaginé une solution pour éviter que l’eau souterraine n’atteigne la centrale, tu vois, pour la dévier avant qu’elle se contamine.
— Le Ice Wall ? Un mur de glace ? C’est ça ?
— Oui, le concept n’est en fait pas nouveau, il s’agit de geler le sol sur une certaine profondeur tout autour des quatre réacteurs de la centrale. Une fois le sol durci, l’eau ne peut plus s’écouler à travers, elle est canalisée puis peut ensuite être complètement détournée sans produire ces milliers de tonnes d’eau contaminée difficilement gérable. 
— OK… mais comment ils font ça ?
— C’est là que ça devient intéressant. Avant d’en arriver là, il faut que je te précise que c’est un truc énorme. Le concept  a peut-être déjà été utilisé ailleurs, mais jamais à une telle échelle ! Ce mur de sol gelé fait 30 mètres de profondeur pour une longueur totale de 1500 mètres ! Tu imagines ça ?
— Non, j’imagine même pas… Alors, comment on fait pour geler un volume aussi énorme de sous-sol ? demanda Cristina en ajustant son casque.
— T’as pas une idée ?
— Avec de l’azote liquide ?
— Oh non ! Et pourquoi pas avec de l’hélium liquide tant que tu y es ! Non, il en faudrait des quantités gigantesques, t’imagines ? Et puis on n’a pas besoin de descendre aussi bas en température… Non… Le système, c’est une sorte de congélateur géant, tout simplement. On enfile dans le sol des tubes dans lesquels on fait circuler un liquide réfrigérant à une température d’environ -30°C. Ça prend environ 2 à 3 mois pour créer un bon bloc solide autour de chaque tube. Les zones gelées voisines se retrouvent en contact et forment un seul volume continu tout autour de la centrale…
— Génial ! Et c’est déjà mis en place, ce truc ?
— Non, ça a été testé à petite échelle mais c’est en cours d’installation et la mise en froid devrait être faite à la fin de l’année. Mais bon, on en vient à notre affaire…
— Alors, oui, quel est le rapport avec ce que je t’ai demandé, dis-moi tout !
— Tu as compris que l’enjeu de ce Ice Wall était énorme pour Tepco, il y a des milliards de yens en jeu (des millions de dollars ou d’euros si tu préfères). Ils ont fait appel à des sociétés extérieures pour construire ce projet.  Bon, voilà… il s’est passé quelque chose de très anormal. Le marché avait été remporté en 2014 par une boîte américaine plus ou moins en lien avec l’agence gouvernementale à l’énergie américaine, le DOE, qui participe étroitement avec les autorités japonaises sur le problème Fukushima Daiichi. La boîte en question s’appelle Cryolab Corp.  Apparemment  tout était bien parti, jusqu’au jour où tout s’est arrêté. Le contrat qui liait Tepco et Cryolab a été rompu et c’est une autre société, japonaise, qui a récupéré le bébé.
— Qu’est ce qui s’est passé ? Et quel est le rapport avec mes fournisseurs de xénon ?
—  Attends ! Ce qu’il faut savoir c’est que Cryolab et Kenji Corp, le nouveau titulaire de ce marché, n’utilisent pas tout à fait la même technologie. La différence vient du type de liquide réfrigérant qui est utilisé pour produire le gel du sol.  Le réfrigérant que devait utiliser Cryolab était un mélange de fréons, produit aux Etats-Unis. Le réfrigérant qui sera utilisé par Kenji Corp, c’est un produit qui est nommé R404A, un mélange de trois fluoroéthanes, je te passe les détails des molécules. Tu sais qui est l’inventeur de ce liquide réfrigérant ?
— Vas-y, je crois avoir compris…
— Gazkron Fluids.
— OK... Bon, mais qu’est-ce qui s’est passé exactement ? demanda Cristina qui ne cachait plus son impatience.
— Alors, voilà. J’ai trouvé cette info un peu par hasard. Lors de l’appel d’offres initial, quatre sociétés avaient répondu, dont déjà Kenji. Il y avait donc Cryolab et deux autres boites, toutes japonaises. Cryolab a gagné le marché parce qu’ils étaient les moins chers, les performances des solutions proposées étaient à peu près équivalentes entre Cryolab et Kenji, les deux autres étaient clairement moins bonnes. Environ deux mois après le lancement du projet, en juin 2014, un compresseur du complexe de réfrigération qui venait à peine d’être mis en place a explosé !
— Explosé ?
— Oui… un accident… et il y a eu une victime… Un employé de Cryolab qui se trouvait à proximité de cet équipement. Et cette explosion a fortement remis en cause le principe utilisé par Cryolab, notamment l’emploi de fréons. Parce que ce gaz s’est révélé très réactif quand il était en contact de hautes températures…
— Continue !
— La remise en question de la solution de Cryolab a plombé le projet pour plusieurs mois, et finalement, Tepco a fini par revoir complètement sa copie en octobre 2014 et a réattribué le marché à la société qui était arrivée en deuxième place, sans refaire d’appel d’offre. Tout est reparti avec Kenji Corp. Mais il y a eu un rebondissement récemment! Alors que l’explosion était estimée jusqu’alors accidentelle, un journal d’investigation, le Isaka Shinbun, un très bon journal dans lequel travaille le frère de mon père, a révélé en janvier dernier que des traces d’explosif avaient été retrouvées sur les résidus du compresseur, et qu’il ne pouvait s’agir que d’un acte de malveillance.
— Et d’un meurtre… ajouta Cristina
— Oui… mais malheureusement, cette info n’a pas eu l’écho qu’elle aurait dû avoir… Et j’ai un peu cherché des infos sur Kenji Corp. C’est encore plus troublant que ça pourrait en avoir l’air. Non seulement ils utilisent le liquide réfrigérant des russes de Gazkron Fluids, mais, accroche toi bien, ils sont directement contrôlés par Gazkron. Kenji Corp appartient à 51% à une holding japonaise qui s’appelle Takahashi, et l’actionnaire principal de Takahashi, à hauteur de 60%, n’est autre que… Gazkron Fluids.
— Kiyoshi, tu es génial !
— Je ne sais pas si c’est une bonne piste, mais il y a des éléments quand-même troublants. Ce que je t’ai pas dit, c’est que ce projet de Ice Wall a un coût vraiment énorme. Kenji - et donc aussi Gazkron Fluids - vont s’en mettre plein les poches, 50% de plus que ce qu’aurait touché Cryolab si le marché ne leur avait pas été enlevé…
— Ça fait combien ?
— D’après ce que j’ai trouvé, ça se monte à 12 milliards de yens, en gros ça fait 94 millions d’euros.

***
La Taverne était toujours aussi bondée. Cristina avait décidé de ne rien dire à Hooper de ce qu’elle avait appris par son ami japonais avant d’en savoir encore plus.

— Ce n’est pas forcément ce que tu crois… commença Hooper juste après avoir commandé, alors qu’on pouvait entendre PJ Harvey en fond sonore.
— Ah bon ? Alors pourquoi il cachait qu’il avait les archives de Matthew ? dit Cristina avec un ton dont l’agressivité surprit Hooper.
— Il se trouve qu’il a transmis des données à LXZ… et il a honte de ce qu’il a fait, tu comprends ?...
— Quoi ? Il a transmis tout ce qu’il y a dans ce dossier ? Il a tout transmis ? faillit s’étouffer Cristina.
— C’est ce qu’il m’a dit… Je pense que Peter Haynes s’est fait complètement manipuler par Bob Fincher. Fincher lui a fait miroiter un poste très alléchant, en échange de quoi Peter Haynes s’est senti redevable…
— Mais ça ne se fait pas ! répondit Cristina. Même pour faire plaisir à quelqu’un !
— C’est vrai, ce n’est absolument pas honnête vis-à-vis de Matthew Donnelly, mais ceux qui pourraient porter plainte, c’est surtout Grüber&Thorp, parce que le contrat vous liant à eux a du coup été divulgué à leur autre client qu’est LXZ.  Il ne faudrait surtout pas que G&T ait vent de ça, d’une manière ou d’une autre, ça pourrait polluer inutilement l’enquête. J’ai demandé à Peter de ne rien dire à personne pour le moment. Tu es la seule à savoir qu’il a fait ça. Je t’assure qu’il regrette vraiment ce qu’il a fait. Il a expliqué que quand tu lui as fait chercher une éventuelle copie de la clé de Donnelly, il a été pris de panique, il ne voulait pas que tu découvres comme ça qu’il avait ces archives sur son ordinateur. Il a tout mis sur un disque dur externe… Lui, bien sûr, ne sait pas que tu es au courant, on ne lui a pas dit. Et ce qui est sûr, c’est que Fincher a menti lorsque je l’ai vu à Tucson. Il m’a dit qu’il ne connaissait personne d’autre que Matthew Donnelly et toi dans votre équipe. J’ai l’enregistrement… Ça veut dire qu’il ne voulait pas que je puisse faire un lien entre lui est vous ou en tous cas entre lui et Peter Haynes…
— Ah oui… Et bien sûr, lui est au courant du transfert de données… répondit Cristina.
— Evidemment. Mais il ne va pas le crier sur les toits… Ce n’est pas dans son intérêt d’aller raconter à Grüber&Thorp qu’il connait tous les détails de vos arrangements commerciaux…  Si ? Mais il aurait très bien pu m’avouer sereinement qu’il avait reçu des gigaoctets de données de la part  d’un jeune postdoc bien naïf, or il ne l’a pas fait…
— Effectivement... soupira Cristina. Ce qui est sûr maintenant en tous cas, c’est qu’il peut exploiter pour son profit ce qu’il a dû voir dans le contrat. Mais c’est vrai qu’il devrait jouer finement pour ne pas laisser penser qu’il aurait eu accès à des données confidentielles… En fait ce ne sont pas trop les histoires de xénon qui m’inquiètent, mais plutôt ce qui concerne le purificateur.
— C’est-à-dire ? interrogea Hooper qui avait commencé à penser à un autre point.
— Y’a tout ou presque dans ces données qu’a copiées cet enfoiré de Peter ! LXZ peut refaire à l’identique notre machine, ils ont tous les plans… Et d’ailleurs… Cristina réfléchissait tout en discutant. Et d’ailleurs… Avec tous les plans de conception, il peut être assez facile de savoir où se trouvent les éléments clés sans lesquels le purificateur ne fonctionne pas de façon optimale.
— Et ?
— Et bien, connaissant la machine, il est facile de s’y attaquer efficacement. Je pense au hacker qui a bidouillé les fichiers de fabrication chez Teilmann Gmbh !
— Le hacker aurait pu être en service commandé par Fincher… murmura Hooper. Tu as raison. Il fallait que les modifications apportées juste avant la fabrication soient ajustées pour être très pénalisantes pour la machine mais sans qu’elles ne se voient facilement au démarrage à la livraison.  En gros, il fallait connaître parfaitement la machine… C’est ça que tu es en train de me dire ?
— Oui… c’est quand-même délirant cette cyberattaque… Ils n’ont modifié que certains petits détails de certaines pièces, mais ces modifications ont des conséquences énormes. Quel hacker aurait de telles connaissances ?
— OK. Ça se tient. Donc, Fincher récupère les données de Donnelly en manipulant Peter Haynes. Il découvre en même temps les conditions commerciales très particulières de votre fourniture de xénon et les plans détaillés de la machine. Il comprend qu’il peut récupérer de grosses quantités de xénon, probablement à un prix inférieur à celui qu’il avait obtenu de Grüber&Thorp : pour cela il suffit juste que votre purificateur ne fonctionne pas correctement à la fin de l’année, ça il le sait en lisant le contrat. A partir des plans, il analyse ce qu’il faudrait introduire comme défaut dans la machine pour vous mettre en mauvaise posture, ça il a les compétences technique pour le faire, et il engage un hacker pour faire la besogne, reste à savoir si il serait capable de faire ça...
— Et il fait tuer Matthew pour lui voler sa clé USB ? Là, ça colle plus ! rétorqua Cristina.
— Exact, Fincher n’aurait aucun besoin de tuer Matthew Donnelly dans ce scénario. Il a déjà toute la connaissance entre les mains. Si ce scénario était le bon, on pourrait même imaginer qu’il serait capable d’organiser d’autres actions pour perturber le plus possible la remise en route de votre machine d’ici à la fin de l’année.
— Comment on peut savoir si l’élimination de Matthew peut être liée à cette éventuelle malversation sur le purificateur provenant de LXZ ? se demandait Cristina à haute voix, sans chercher une réponse de l’agent du FBI.
— On va cuisiner Fincher. La date est déjà retenue, c’est jeudi, répondit Hooper.
— Ah oui ?
— Tu penses bien qu’on ne va pas laisser tranquille quelqu’un qui m’a ouvertement menti. Je déteste que l’on me mente. Alors, on va lui faire cracher le morceau et je peux te dire qu’on risque de ne pas trop parler de matière noire !...
— Je vois… mais vous n’allez tout de même pas le brutaliser ? osa Cristina.
— Tu regardes trop de mauvaises séries ! Le FBI a ses méthodes d’interrogatoire, et elles sont très subtiles. C’est dommage que je n’y sois pas, c’est trop court pour que je puisse faire le trajet… Faut dire que Tucson, c’est vraiment le trou du cul du monde libre… Pour y aller depuis New York l’autre jour, j’ai dû faire une escale à Austin, Texas, avec plus d’une heure de transfert, je ne sais pas si tu vois… Je déteste le Texas et tous ces rednecks !
— Je ne suis encore jamais allée dans le sud des Etats-Unis, mais ça ne me donne pas très envie… Je crois que je préfère l’axe New-York – Boston – Chicago – Portland – San Francisco… Bref, côte-Est et côte-Ouest et plutôt au nord.
— Oui, je comprends. Tu es déjà souvent allé aux Etats-Unis ? demanda Hooper.
— Un petit nombre de fois. Trois fois pour le boulot et deux fois pour faire du tourisme. J’avoue que j’ai aussi profité des fois où j’y étais pour des réunions scientifiques pour faire un peu de tourisme, répondit Cristina.
Tom Hooper et Cristina Voldoni en étaient arrivé à parler de leurs expériences respectives dans la recherche scientifique. Hooper avait de bons restes sur la physique des rayons gamma de ultra-haute énergie qu’il avait traqués durant de longues années avant de changer radicalement de carrière. Ils évoquaient naturellement les différents pays qu’ils avaient eu l’occasion de parcourir pour assister à des conférences ou réunions scientifiques voire pour leurs recherches proprement dites. Hooper racontait à Cristina comment il avait découvert la viande argentine, qui le fit définitivement renoncer au végétarisme, et qui lui fit perdre par la même occasion sa petite amie de l’époque.
Pour essayer de rivaliser dans les anecdotes, Cristina se lança sur son aventure au Japon, où le dépaysement culturel était tel qu’on pouvait se perdre complètement et ne plus rien comprendre à ce qui se passait autour de soi. Puis Hooper resta silencieux un moment et lâcha :
— Est-ce qu’il peut y avoir un lien entre LXZ et le Japon ?
Cristina leva le nez de son verre de bière et regarda Hooper d’un air étonné.
— Pour les traces de césium, hein ? Je ne sais pas…, vous demanderez à Fincher.
Puis  elle ajouta :
— Mais bon, en fait… j’ai peut-être trouvé quelque chose de très intéressant à Fukushima…


Chapitre 17


Hooper avait placé son casque sur sa tête pour écouter les moindres variations d’intonation dans la voix de Bob Fincher. L’enregistrement durait une heure trente-six exactement. Fincher avait accepté sans broncher que l’agent du FBI enregistre ses réponses.   
— Connaissiez-vous Matthew Donnelly, de l’expérience XENO1000 ?
— Oui, je l’ai croisé à quelques reprises. Toute la communauté a été profondément choquée quand on a appris ce qui s’était passé au LNGS. C’est quelque chose d’inimaginable… J’ai rencontré Matthew pour la première fois il y a quelques années lors d’une conférence qui avait lieu en Californie, à Santa Monica je crois. Il travaillait pour XENO100, déjà avec le xénon. On était dans le même domaine. Quelques temps plus tard, la collaboration LXZ lui a même proposé de la rejoindre, mais Donnelly a préféré rester au sein de XENO.
— Et savez-vous pourquoi ?
— Je crois savoir que nous lui avions proposé une sorte de belle promotion, mais il voulait simplement continuer ce qu’il avait commencé avec l’équipe de Marsi en restant sourd à notre offre, peut-être par fidélité…
— Et avez-vous renouvelé votre offre ultérieurement ?
— Non, pas à ma connaissance. On s’est résolu à développer nos systèmes d’ultra-purification sans ses compétences. Tant mieux pour XENO1000, et tant pis pour nous… C’est grâce à lui que XENO1000 peut atteindre des niveaux de pureté du xénon inédits. Mais je dois dire qu’on ne doit pas être loin avec notre propre système…
— Vous vous fournissez chez Grüber&Thorp pour votre xénon ? avait demandé Hooper
— Oui c’est ça, c’est le meilleur xénon que l’on puisse acheter aujourd’hui, en termes de pureté radioactive, j’entends. Mais bon, c’est encore insuffisant pour nous, comme pour les autres expériences.
— Vous avez quand-même démarché d’autres fournisseurs ?
— Oui, un autre, Johnson Ltd, mais leur qualité était moindre, pour un prix presque équivalent, alors…
— Savez-vous où se fournit XENO1000 ?
— Oui bien sûr, ce n’est pas un secret, c’est une information qui est publique… et c’est logique en même temps parce qu’eux comme nous ont besoin du meilleur gaz sur le marché… Donc eux aussi achètent chez Grüber&Thorp.
— Même avec un système d’ultra-purification très performant, il ne serait pas possible d’utiliser à la base un xénon de moins bonne qualité, pour le purifier ensuite soi-même ?
— Je ne connais pas en détail le système qu’a développé Donnelly, mais je ne crois pas que ce soit possible connaissant la qualité du gaz de Johnson Ltd.
— Et avec le xénon des russes de Gazkron Fluids ?
— … Je ne sais pas… Nous n’avons aucune relation avec Gazkron. Je ne connais pas ce qu’ils parviennent à obtenir, mais je ne pense pas du tout que ce soit exploitable.
Bob Fincher avait laissé trois bonnes secondes avant de répondre à Hooper. L’agent du FBI nota que l’intonation de sa voix avait légèrement changé lorsqu’il avait évoqué Gazkron Fluids.
— Pourquoi ?  continuait Hooper.
— Les russes liquéfient leur gaz en Russie, et vous le savez peut-être, les niveaux de radioactivité en Russie sont très élevés. Il persiste beaucoup de krypton radioactif un peu partout à cause de Tchernobyl et de leurs centrales vieillissantes… Et pour tout vous dire, on n’aime pas trop les russes par ici...
— Oui, je comprends, avait acquiescé Hooper.  
— Connaissez-vous d’autres membres de XENO1000 qui travaillaient aux côtés de Matthew Donnelly ?
— Non, j’ai dû en rencontrer quelques-uns dans des conférences, je présume. Mais je ne pourrais pas citer leur nom… J’avais vu Donnelly une fois qui était avec une grande brune, une italienne qui travaillait avec lui au LNGS, une très jolie jeune femme. Il y en a qui ont de la chance…
— Oui…, qui avaient de la chance… reprit Hooper.
— Oui… c’est ce que je voulais dire… Enfin, ceux qui travaillent avec elle aujourd’hui ont toujours cette chance… et je crois savoir qu’elle est très talentueuse.
— Pensez-vous que la disparition de Matthew Donnelly peut durablement handicaper l’équipe qu’il avait formée autour de son purificateur isotopique ? avait demandé Hooper.
— Certainement, dans la situation où ils sont, perdre le concepteur de leur machine est forcément douloureux, même si je ne doute pas qu’ils parviennent à s’en sortir, peut-être en recrutant de nouvelles forces ?...

Hooper cliqua sur le bouton STOP du lecteur de flux. C’était cette fameuse phrase qu’avait prononcée Fincher. Il semblait exactement connaître les soucis que l’équipe de Cristina avait sur leur purificateur. Comment pouvait-il être au courant ? Hooper nota sur son calepin le temps écoulé depuis le début de l’enregistrement pour pouvoir y retourner très vite.
Le lecteur permettait également d’insérer des balises à des endroits clés du flux, ce que fit Hooper immédiatement.
Puis son portable se mit à vibrer. C’était un appel de Cristina.
— Bonjour Tom, j’ai une nouvelle très importante à te dire…
— Oui ? Je t’écoute.
— Peter m’a menti concernant les données de Matthew !
— De quoi s’agit-il ?, demanda Hooper qui ne comprenait pas ce dont parlait Cristina.
 — C’est au sujet de la clé USB disparue de Mat. Il se trouve que je suis tombée par hasard sur une copie de tout le contenu de cette clé telle qu’elle était en mai 2014, sur le laptop de Peter… Mais en cherchant à savoir pourquoi il avait ça sur son portable, il m’a juré qu’il n’avait jamais vu cette copie. En fait, il l’a supprimée, alors que je savais qu’il l’avait la semaine dernière puisque je lui ai prise…
— Attends ! Il t’a fait croire qu’il n’avait jamais eu ça sur son portable, alors que tu as la preuve qu’il l’avait bien eu ? Tu as copié cette copie ?
— Oui…, c’est comme si il a volontairement caché le fait qu’il avait cette copie sur son portable… Alors bien sûr, je ne lui ai pas dit que je savais qu’il l’avait il y a une semaine… Si il m’a caché ça, ça veut dire qu’il ne veut pas que ça se sache, et pourquoi ça ?...
— Ecoute Cristina, je vais l’interroger sur ce point. Il est à L’Aquila demain ?
— Oui, on est tous les deux là. Est-ce que tu auras besoin de moi ?
— Je vais d’abord l’interroger seul et puis si besoin je vous confronterais tous les deux. Est-ce qu’il y a des choses sensibles dans ces données ?
— Et comment ! J’y ai jeté un œil… on y trouve à peu près tout sur les contrats de fourniture de gaz et aussi plein de données techniques sur le purificateur, en tous cas jusqu’au 24 mai 2014, qui est la date apparemment de la copie vu qu’il n’y a pas de fichiers plus jeune dans ce dossier…
— Le 24 mai 2014… Est-ce qu’il s’est passé quelque chose de particulier pour XENO1000 à cette date ? demanda Hooper à Cristina.
— J’ai déjà regardé dans mon agenda, ce que je peux dire c’est que cette semaine-là, moi j’étais à Munich pour une série de réunions techniques avec John. Matthew et Peter eux étaient tous les deux au LNGS.
— OK. Il faut éclaircir ça au plus vite. Je vais venir ce soir au Centre pour convoquer Peter Haynes. Merci de rester discrète surtout…
— Tu peux compter sur moi. Mais j’ai quand-même du mal à croire que Peter ait fait des choses répréhensibles !
— On le saura très bientôt…

***

Peter arriva pile à l’heure à laquelle Hooper l’avait convoqué. Le bureau que l’agent du FBI utilisait au commissariat jouxtait celui de l’inspectrice Alessandra Calzolari. Peter l’avait croisée dans le couloir juste après être arrivé sur le palier. Il l’avait dévisagée un peu lourdement en la saluant sans se douter qu’elle serait présente aux côtés de Hooper quelques minutes plus tard pour son interrogatoire.
Hooper avait choisi une forme d’interrogatoire de type déstabilisant, en allant directement au point central d’entrée de jeu.
— Vous savez pourquoi je vous ai fait venir ici ? commença Hooper.
— Non… pour avoir des précisions sur Matthew Donnelly ?..
— Pas exactement. Il s’agit de sa clé USB.
— Vous l’avez retrouvée ? répondit Peter en se redressant.
— Non. Mais j’aimerais savoir pourquoi vous l’avez copiée le 24 mai 2014.
— … Euh, je …
— Je vous écoute, poursuivit Hooper.
Tom et Alessandra le fixaient.
— Je… Oui, j’ai eu l’occasion de… J’ai eu l’occasion de copier la clé de Matthew…
— Il n’était pas au courant ?
— Non. Je … OK… Voilà…, euh… j’avais copié des données pour les transmettre à quelqu’un.
— Peut-on savoir qui est ce quelqu’un ? demanda Alessandra avec une voix très douce, coupant la parole à Tom qui allait poser la même question.
Peter semblait avoir très chaud malgré l’absence de chauffage dans le bureau.
— Bob Fincher, le leader de l’expérience LXZ m’avait demandé des informations sur notre fournisseur de xénon.
— Bob Fincher voulait avoir des informations sur Grüber&Thorp ?
— Oui, sur les conditions commerciales qui avaient été négociées, pour pouvoir  mieux négocier avec eux de leur côté…
— Vous connaissiez bien Bob Fincher ? demanda Tom.
— Assez bien, on s’était rencontré lors d’une conférence où j’avais présenté nos travaux. Puis… Puis il m’avait également proposé de rejoindre LXZ, et ça n’a pas pu se faire finalement.
— Vous lui avez envoyé autre chose que des données commerciales sur le xénon ?
— … Euh… Oui.
— Par exemple ?
— Pas mal de choses…
— Il nous faudrait un peu plus de détails, sans entrer dans trop de technique bien sûr, ajouta Hooper.
— Et bien… des dossiers sur notre machine par exemple, ce qu’on avait conçu avec Matthew et John… Je voulais vraiment ce poste… Je sais que ça ne se fait pas, je le sais…, mais je voulais montrer à Fincher ce que j’étais capable de faire, vous comprenez. Je voulais l’impressionner, alors je lui ai tout donné…
— Vous lui avez donné tout ça à la fin mai 2014 ?
— Non, un peu plus tard, si je me souviens bien, je lui avais d’abord envoyé les informations qu’il m’avait demandées sur Grüber&Thorp et quelques temps après tout le reste, mais il ne me l’avait pas demandé…
— Sous quelle forme avez-vous transmis ces données ? demanda Alessandra.
— Fincher m’avait indiqué un serveur ftp. Je pourrais retrouver le lien si vous le voulez.
— Tout à fait, nous en aurons besoin, enchaîna Hooper. D’ailleurs, de quand date votre dernier contact avec Fincher ?
— Il me tenait au courant de l’avancée du financement que leur groupe attendait pour ouvrir le poste qu’il me proposait. Je crois que la dernière fois que j’ai eu des nouvelles, ça devait être quand il m’a annoncé que ça tombait à l’eau pour cette année, ça devait être en novembre dernier. Je peux retrouver son mail.
— Vous avez gardé des mails de Fincher ? demanda Hooper.
— Oui, je garde tous mes mails.
— Excellent ! Nous en aurons également besoin.
— On ne parlait que du poste à pourvoir, pas du reste…
— Mais c’est tout de même très intéressant, répondit Hooper.
Peter semblait réellement soulagé d’avoir tout dit à Tom Hooper et Alessandra Calzolari. Et avant d’être remercié par les policiers, Peter ajouta :
— Est-ce que je pourrais vous demander une faveur ?
— Oui ?
— Serait-ce possible que vous ne disiez pas aux membres de XENO1000 que j’ai transmis des données confidentielles à LXZ ?
Hooper et Alessandra se regardèrent, puis se firent un signe d’acquiescement. Hooper prit la parole :
— Dans l’immédiat, nous n’avons pas d’intérêt particulier à dévoiler ce point à vos collègues. Mais si cet élément se trouve avoir eu des conséquences dans ce qui est arrivé à Matthew Donnelly, il est évident que cela fera partie de l’enquête et sera intégré dans la procédure bien évidemment. Et d’ailleurs, à mon tour de vous demander une chose : même si c’est quelque chose qui vous pèse, je vais vous demander pour le moment de ne rien avouer à personne, ni à vos collègues, ni à personne. Et surtout, ne dites pas à Bob Fincher que vous nous avez parlé de vos relations. Je vous ferai signe quand vous pourrez vous-même le dire à vos amis.
— D’accord... Merci…
Une fois le jeune physicien sorti du bureau, Hooper fit signe à Alessandra d’approcher de l’ordinateur, puis il lança son lecteur de fichier audio en cliquant sur une balise rouge, on entendit la voix de Hooper suivie de celle de Fincher :
— Connaissez-vous d’autres membres de XENO1000 qui travaillaient aux côtés de Matthew Donnelly ?

— Non, j’ai dû en rencontrer quelques-uns dans des conférences, je présume. Mais je ne pourrais pas citer leur nom…
Hooper se tourna vers Alessandra :
— Qu’est-ce que vous dites de ça, hein ?