Chapitre 20


Tom Hooper s’était plongé dans l’histoire des mafias russes et de celles des anciennes républiques soviétiques qui avaient explosé durant la période de libéralisation de la Perestroïka à la fin des années 1980 et surtout après la chute du bloc soviétique en 1991. Le crime organisé des pays de l’Est s’était rapproché de celui de la Communauté des Etats Indépendants qui avait pris la place de l’Union Soviétique. On retrouvait des ramifications inattendues entre des groupes mafieux bulgares, roumains, ukrainiens et biélorusses. Hooper recherchait tout ce qu’il pouvait trouver sur Oznigie Bratva et surtout qui étaient ou avaient été ses membres. Le Bureau lui avait fourni le logiciel très performant de traduction du Pentagone qui permettait de traiter tous les types de documents écrits en alphabet cyrillique, depuis le microfilm jusqu’au vieux dossier en papier ronéotypé.
La première mention relative à Georgi Ganev remontait à 1991. Il avait alors à peine 18 ans. Première arrestation. Hooper ne put s’empêcher de penser qu’ils avaient seulement un an de différence, des parcours si différents. La seule photo qu’il avait datait de sa dernière période sous les barreaux, en 2010. Par chance, elle était récente et il devait encore ressembler à ça. Un type brun, le cheveu dense, des joues un peu creusées entourant une bouche qu’on devinait mal entretenue.
***

Les seules relations qu’avaient eues Donnelly avec Gazkron Fluids étaient les discussions commerciales avec le directeur commercial  Igor Zeldov. Hooper essayait de trier les emails qu’avait conservés Matthew Donnelly  dans ses archives en faisant des recherches par mots-clés en plus des tris classiques par dates et noms d’expéditeur ou de destinataire. Il existait en tout et pour tout onze emails échangés avec GF.
L’échange le plus étonnant était sans aucun doute celui d’août 2013 dans lequel Donnelly donnait de nombreux détails sur son purificateur en offrant la possibilité aux russes d’une cession similaire à celle qu’ils avaient finalement contractualisé avec les sud-africains Grüber&Thorp. Avec ce que leur donnait Donnelly, les russes pouvaient savoir exactement ce qu’ils pourraient espérer d’une telle machine. Au vu des réponses que Igor Zeldov avait faites à Donnelly, GF était vraiment très intéressé par le purificateur. Hooper fit des recherches avec des mots-clé comme ‘purification’, ‘purificateur’, ou ‘performance’ en les combinant. Les mots ’xénon’ ou ‘krypton’ donnaient trop de résultats. Hooper vit apparaître sur son écran un fichier au titre énigmatique : « preuve d’intérêt ». Il contenait un ou plusieurs des mots-clé qu’il cherchait. Tom l’ouvrit.
  Il s’agissait d’un document technico-économique en anglais visiblement traduit du russe. Il était signé par plusieurs personnes, tout d’abord le rédacteur, un spécialiste, puis un vérificateur, un autre spécialiste, venait ensuite un approbateur, le responsable hiérarchique, et enfin un émetteur, qui n’était autre que Igor Zeldov, le directeur commercial de Gazkron Fluids Europe.

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Cristina avait reçu un email dès le lendemain matin venant d’Akira Kitano, le frère du père de son ami Kiyochi, qui était un journaliste d’investigation renommé sur l’archipel. Il semblait persuadé qu’il existait un lien entre l’explosion survenue sur le chantier du Ice Wall du site de la centrale endommagée et la société qui avait remporté le nouveau marché après la chute de la première. Mais il ne parvenait pas à trouver de preuve. Il semblait très intéressé par ce que lui avait retransmis Kiyochi, et le soupçon que l’on pouvait légitimement avoir sachant que les deux affaires avaient un point commun, même si il était ténu.
Il fallait commencer par chercher la trace au Japon du dénommé Ganev, Gatoro ou Grikov aux environs de la date de l’explosion, le 24 juin 2014. L’enquête initiale de la police japonaise avait conclu à un défaut technique qui avait entraîné l’explosion du compresseur frigorifique et la mort du technicien qui se trouvait là à ce moment-là. Mais un collègue de Akira Kitano avait réussi à montrer qu’une analyse chimique de résidus indiquait la présence de RDX, un composé que l’on trouvait dans de nombreux explosifs et qui n’avait rien à faire sur ces échantillons.  C’était un signe sans équivoque du sabotage, selon le journaliste. Mais à l’époque l’enquête de la police avait très vite conclu à une source accidentelle, et aucune analyse poussée n’avait été effectuée, donc aucun suspect potentiel n’avait été recherché. Le seul bénéficiaire d’un tel accident était évidemment la société Kenji Corp., qui pouvait alors tranquillement s’emparer du marché comme la loi japonaise sur la concurrence l’autorisait. Et qui disait Kenji disait Gazkron.
La question centrale que posait Kitano à Cristina était de savoir comment faire le lien entre un tueur nommé Ganev, alias Gatoro alias Grikov et la société Gazkron, hormis le fait qu’il avait un nom ou un pseudonyme à consonance russe ? Cristina se souvenait de la photo de Zeldov qu’elle avait trouvé en cherchant des informations sur Gazkron Fluids. Elle avait trouvé qu’il avait un visage très marqué, qui ressemblait parfaitement à un mafieux russe comme on pouvait les imaginer. Elle répondit au journaliste tout ce qui lui passait par la tête :  l’aspect du dénommé Zeldov à qui avait eu affaire Matthew, le mode opératoire qui avait été celui du crime au labo souterrain, la volonté d’effacer d’éventuelles traces en revenant rôder vers le bureau de Pascali, la méconnaissance du tueur sur la contamination radioactive de ses gants, ce qui avait été probablement sa seule erreur. Dans sa réponse, Cristina ajouta quelques liens vers les pages où Igor Zeldov se montrait en autoportait. Avant d’envoyer son email, elle appela Hooper.
— Tom, j’aurai besoin d’une photo du tueur, c’est pour mon contact japonais, est-ce que ce serait possible que tu m’en envoies une ?
— Ton journaliste ?
— Oui, Akira Kitano, c’est lui qui enquête sur l’affaire du Ice Wall que je t’avais racontée et sur l’implication éventuelle des russes…
— Mouais. Effectivement, ça serait mieux qu’il ait une photo du type. Je dois te dire que je n’ai pas encore prévenu la police japonaise, nos indices liés à la contamination radioactive sont malheureusement trop maigres à ce stade, mais pour une enquête journalistique, j’imagine que c’est du pain béni…
— Oh que oui ! Akira Kitano semble y croire dur comme fer.
— Je t’envoie la seule photo de Georgi Ganev que l’on ait, elle date de 2010… Et, au fait !, Bob Fincher n’a jamais entendu parler de ce tueur… Je voulais te le dire. En revanche, il semble avéré qu’il a trempé dans le sabotage de votre machine. Nous avons transmis nos rapports à la police allemande qui enquête là-dessus. Il ne s’en doute pas encore parce qu’on l’a laissé tranquille en lui faisant croire qu’il était hors de cause pour ce qu’on cherchait, mais ça va bientôt chauffer pour lui. Et on va quand même le garder à l’œil discrètement…
— Et pour Peter ?
— Il sera forcément impliqué là-dedans. Fincher ne l’épargnera pas, c’est évident… C’est une question de temps. Dans tous les cas, j’ai signifié à Peter Haynes qu’il pouvait désormais vous dire ce qu’il avait fait. Pour moi, ça n’a pas de lien avec le meurtre de Matthew Donnelly.
— Merci Tom. Ça va créer des grosses turbulences cette histoire… La réputation de LXZ risque d’être gravement atteinte. Il se peut même que finalement Grüber & Thorp, au vu de tout ça, ne daigne pas remettre en cause notre contrat de fourniture de xénon même si on n’arrive pas à avoir un purificateur qui marche en décembre. Est-ce que tu as prévenu Giovanna Marsi ?
— Oui, en même temps que nous avons transmis nos soupçons aux autorités allemandes… Je lui ai recommandé d’intenter une action en justice aux Etats-Unis… Je pense que ça va réellement chauffer du côté de LXZ… La matière noire va faire parler d’elle !
— J’aurais préféré qu’on parle de matière noire pour d’autres raisons, moi… Ah, je viens de recevoir ton mail à l’instant… C’est donc ce type qui a tué Matthew ! On peut dire qu’il a la tête de l’emploi, ce monstre !...
— Pas faux… Bon, tiens-moi au courant de ta piste japonaise, conclut Hooper.
— J’y manquerai pas, tu peux en être sûr !

***

Cristina repensa à ce que lui avait dit Hooper au début de l’enquête: chercher le mobile. Pour le marché du Ice Wall, ça pouvait paraître évident, il y en avait pour presque 100 millions d’euros, plus une sacrée renommée si le principe fonctionnait. Mais dans le cas du xénon ultra-purifié ? Pourquoi Gazkron Fluids aurait besoin d’un purificateur isotopique de très haute performance ? Cela pouvait-il être un point vital au point de commettre un meurtre ?
Cristina se remit à éplucher de nombreuses données économiques liées aux marchés que visait GF un peu partout dans le monde. C’étaient des lectures assommantes, d’une pénibilité peu commune. Et malheureusement, l’internet permettait de trouver très facilement des centaines d’informations économiques dans le domaine de l’exploitation des gaz nobles. Cristina avait décidé de prendre le taureau par les cornes.
Il lui fallut trois journées entières pour comprendre que Gazkron Fluids, comme ses concurrents producteurs de xénon purifié, cherchait depuis plusieurs années à pénétrer le marché des semi-conducteurs de haute performance qui équipaient le petit matériel électronique, des téléphones aux tablettes en passant par tous les objets connectés qui commençaient à pulluler. Le plus gros fabricant de puces électroniques de dernier cri avait breveté un procédé qui permettait d’améliorer considérablement la croissance des cristaux de silicium par épitaxie ainsi que leur gravure, en remplaçant l’atmosphère d’argon par une atmosphère de xénon, pourvu que celle-ci soit extrêmement pure. Le xénon devait notamment n’avoir aucune trace de krypton. Le rendement de production et la qualité des semi-conducteurs obtenus semblaient alléchants d’après tout ce que pouvait lire Cristina. Le défaut du procédé, qui ne devait pas en être un pour tout bon fournisseur de gaz, était qu’il consommait le xénon sans le recycler. Le géant de l’électronique avait créé en Chine une société entièrement dédiée pour exploiter cette invention et produire les meilleurs composants du marché, qu’il avait nommée Silix Electronics.
Le marché gigantesque qui allait se développer reposait entièrement sur la capacité de Silix Electronics à obtenir du xénon de la plus grande qualité. Et il n’y avait que très peu de fournisseurs…

***

La note que Hooper avait dénichée faisait plus de quinze pages et était très dense, avec peu d’espaces et aucune figure. Elle décrivait dans le menu détail les besoins qu’avaient les ingénieurs de Gazkron Fluids  en termes de purification du xénon pour pouvoir proposer une solution industrielle au cahier des charges d’une société nommée Silix Electronics. Gazkron Fluids semblait vouloir à tout prix offrir ses services à cette société qui avait visiblement besoin de xénon très pur.
Il y était écrit noir sur blanc la phrase « Seul un système d’ultra-purification du type de celui développé par l’expérience scientifique XENO1000 pourrait nous permettre d’atteindre la qualité de gaz requise pour répondre avec succès à cette offre. Vue l’étendue de l’enjeu économique correspondant, nous devons rapidement mettre les moyens pour acquérir cette technologie ».

***

From : KITANO.Akira@isaka-shinbun.jp
To : cristina.voldoni@infn.it
Date : 05 May 2015, 03:48
Subject : Importante nouvelle !

Chère Cristina,

J’ai une très importante nouvelle à vous communiquer, je préfère vous l’annoncer tout de suite pour que vous la voyiez dès votre réveil.  J’ai trouvé un lien entre l’individu Ganev et le directeur de Gazkron Fluids Igor Zeldov ! Zeldov est un ancien membre du gang mafieux que fréquentait Ganev dans les années 1990. Ils se sont connu à cette époque, en 1992, j’en ai la preuve, j’ai même une photo où on les voit ensemble (ci-jointe), ça ne fait aucun doute, il s’agit bien des deux mêmes hommes. Zeldov s’est officiellement rangé vers 1994, mais il avait été arrêté plusieurs fois auparavant, et notamment en compagnie de Ganev, ici au Japon ! Par ailleurs, un européen nommé Gatoro était présent dans la préfecture de Fukushima en mai 2014.
Cela ne peut plus faire de doute, le tueur de votre ami est celui qui a saboté l’installation de Cryolab en tuant un technicien, et ce pour le compte de son ami Zeldov de Gazkron.

A.K.
  
Dès qu’elle lut cet email,  Cristina ressentit une sorte de soulagement mêlé d’une grande lassitude. Elle composa le numéro de Hooper.
— Tom… Matthew… Matthew est mort pour les puces électroniques de ce putain de téléphone portable…
— Je sais, Cristina, je sais…
Il entendait les sanglots qui s’engouffraient dans son oreille comme une brise sombre.
— Tu n’es pas seule.



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