Chapitre 8


— Pourquoi la clé à molette se trouvait au sol de l'autre côté du hall vers les grilles de la ventilation. Je ne comprends pas... Ça n'a pas de sens. Pourquoi le meurtrier aurait pris la peine de traverser le hall à la vue de quiconque pour déposer cet outil qui lui avait servi à commettre son crime ?
Tom Hooper parlait à son enregistreur. Il y notait oralement ses propres interrogations, qui lui permettaient le plus souvent de rendre plus clairs les comptes rendus par email qu'il devait faire chaque jour en soirée.
— Cette fille est vraiment futée... et motivée en plus. Il faut l'impliquer d'avantage, mais sans que Castelli et ses acolytes ne le sachent, ils ne l'accepteraient jamais. Bon, l'idée du même badge pour faire entrer deux personnes est très intéressante. Vérifier les empreintes. Il n'y a aucune raison de trouver deux types d'empreintes sur ce genre de badge personnel. Bon, reprenons. Pascali arrive le matin avant tout le monde, mais après les gardiens. Il arrive seul. Il badge, il ouvre la porte, mais avant d'entrer, lance son badge à l'extérieur, dans un endroit pas trop visible... il faut retourner au tunnel pour voir comment on peut faire ça.... Bon... Il lance son truc et il entre aussitôt. Il faut vérifier des traces de particules fines sur le badge... Bon, quelques minutes après, en tous cas, pas très longtemps après, il faut qu'ils se soient bien synchronisés, les mecs... une voiture, ou une moto, finalement pourquoi pas, s'arrête au niveau de l'entrée du labo, dépose le mec et repart aussitôt. C'est plus facile pour une moto de s'arrêter, déposer un gars et repartir très vite, même sans aller sur la zone de parking, et oui, on n'y avait pas pensé... la moto n'aurait pas besoin d'entrer dans la zone. Le mec laisse son casque au conducteur de la moto, trop encombrant, si c'est une moto, bien sûr. Si c'est une voiture, c'est plus simple, mais pas pour s'arrêter à l'arrache dans le tunnel... Bon, ensuite... Le gars ramasse très vite le badge, il ne doit pas avoir besoin de chercher, pour pas perdre de temps, il badge, il peut entrer. Là, c'est le plus gros risque, il faut être sûr qu'il n'y ait personne dans le sas juste derrière la porte... Pascali ne peut pas communiquer avec lui, il n'y a pas de réseau dans le tunnel. Admettons que ça marche, le mec est entré, il n'y avait personne. OK... Le crime a été commis à 22h43. Si le mec est entré au labo souterrain vers disons 7h30 le matin, ça fait une super longue attente... Et il faut qu'il se planque très vite dans un endroit où on est sûr que personne ne viendra durant toute la journée... Et sans être vu évidemment. Il n'y aurait que Pascali et les deux gardiens à cette heure-là... Pour pas que les gardiens le voient, mais oui, il suffit que Pascali les occupe... Vérifier ça!... Bon, pour ressortir le soir, le mec doit garder le badge de Pascali, comme disait Cristina, et faire la petite manip dans l'autre sens... Vérifier aussi dans ce sens si c'est faisable facilement... Est-ce qu'on peut se cacher dans un recoin du labo durant plus de 15h sans bouger ?... Et Pascali aurait été obligé d'attendre tout ce temps pour pouvoir récupérer son badge vers l'entrée... Peut-être au même moment d'ailleurs... sauf que lui il ne pouvait pas sortir, il fallait qu'il reste encore...
Pourquoi avoir attendu tout ce temps ?... Oui, pour qu'il y ait moins de monde, pour pouvoir sortir plus facilement... C'est sûr qu'il a profité de la confusion suite à l'alarme anoxie pour sortir... Et c'est toujours mieux qu'il y ait moins de monde... Mais encore fallait-il savoir que Matthew Donnelly était encore présent à cette heure-là... Cristina pensait qu'il était parti avant elle, à 22h30. Elle ne savait donc pas elle-même où il se trouvait, il n'était pas dans la zone de travail de XENO1000, peut-être était-il déjà dans la salle de stockage... Mais comment l'assassin pouvait-il savoir où se trouvait exactement Donnelly et à quel moment ?... A moins que le complice le tienne informé en temps réel... Ah oui...
La voix de Tom Hooper résonnait dans le grand bureau gris qui lui avait été attribué au bout de deux semaines. La neige tombait à gros flocons et venait cingler contre la vitre avec le vent. Hooper commençait à s'imaginer les plus petits détails qui auraient pu se passer ce soir-là et comment tester la validité des indices correspondants. Il avait maintenant besoin de faire de nouvelles auditions afin de confronter les versions des différents témoins et surtout vérifier d'éventuelles différences avec leurs déclarations des premiers jours. Il considérait que des variations dans les dires d'un témoin devaient être considérées comme un signe plus que tangible d'une certaine culpabilité. Il fallait la jouer fine car même si il suspectait assez fortement Paolo Pascali, il ne souhaitait pas pour le moment que quiconque connaisse son idée, hormis Cristina, mais il lui avait fait jurer de ne parler à personne de leur idée commune, même à ses plus proches amis. Il fallait donc poser des questions de telle manière à ne pas citer le nom de Paolo Pascali. Ce serait chose ardue, mais faisable. Il fallait rester générique, avec des insinuations pouvant être comprises de plusieurs façons. Et puis, il comptait bien sur l'aide de Cristina.

***

Cristina était impressionnée parce ce que lui avait raconté l'agent Hooper. Ainsi donc c'était un physicien des particules qui s'était reconverti dans l'investigation policière... Ça ne devait pas courir les rues, des parcours comme celui-là. Elle se sentait un peu stupide quand elle se remémorait la façon dont elle lui avait expliqué les tenants et aboutissants de leur recherche de particules de matière noire et pourquoi il était indispensable de s'enfermer dans un laboratoire souterrain pour se protéger des rayons cosmiques omniprésents. Tom Hooper connaissait cette problématique sur le bout des ongles en fait. Les rayons cosmiques n'avaient aucun secret pour lui, ç'avait été sa spécialité. Peut-être avait-il oublié des choses depuis son entrée dans la police mais ce n'est pas ce qu'il laissait voir. Jamais elle aurait pensé qu'un chercheur très spécialisé pouvait comme ça bifurquer et changer de métier en si peu de temps, surtout pour embrasser une carrière qui n'avait que peu à voir avec la recherche fondamentale, encore que les techniques de la police scientifique pouvaient certainement se rapprocher un peu des méthodes scientifiques classiques, mais quand-même... Ça ne pouvait exister qu'aux Etats-Unis, ce genre de trajectoire professionnelle. Cette longue discussion qu'ils avaient eue à la Taverne l'avait laissée confiante sur le fait que Hooper accepterait de la faire participer d'avantage à l'enquête. Elle avait bien vu qu'il était ouvert avec elle, ce qui n'était peut-être pas le cas avec tous les autres témoins de l'affaire.
Cristina essaya de se souvenir des moindres détails de cette soirée de travail du 24 février. Après la pause de midi, ils avaient travaillé ensemble, Matthew, Peter et elle, sur les tests de l'électronique du purificateur isotopique. Il s'agissait de produire des signaux avec le générateur d'impulsions, qu'on injectait dans la carte d'acquisition. Peter, lui, s'occupait de vérifier tous les contacts qui devaient se trouver connectés à la terre, reliés à la masse, comme disaient les physiciens. Ça les avait occupés jusqu'en fin d'après-midi. Ils avaient fait une pause vers 18h15. En repensant intensément à ces moments, Cristina revit soudainement une image comme un flash. En quittant l'aire de XENO1000 pour aller vers la salle de repos, ils avaient croisé Pascali, elle revoyait son visage. Et elle se souvint de son regard. En les croisant tous les quatre, il avait regardé uniquement Matthew avec une expression étrange, une sorte d'expression de tristesse. Mais elle n'arrivait pas à se souvenir s’il portait son badge de façon visible ou bien s’il n'en avait pas. Après la pause d'un gros quart d'heure, ils étaient retournés à l'installation, les trois américains pour travailler sur la pompe à vide de l'extracteur, qui était la pièce maîtresse venant juste avant le purificateur dans la chaîne de traitement du gaz, et Cristina à l'étage pour dépouiller les signaux électroniques de la carte d'acquisition sur l'ordinateur de contrôle-commande du système.
Une fois qu'elle était là-haut, dans son préfabriqué sur pilotis, devant l'écran, elle tournait le dos au hall et ne voyait plus du tout ce qui pouvait s'y passer. Matthew, John et Peter étaient juste deux mètres cinquante en dessous d'elle, auprès de la machine. Et puis les gars étaient rentrés sur les coups de 21h30, elle, était restée un peu plus longtemps. Elle ne se doutait pas que Matthew n'était pas rentré avec John et Peter et était encore là dans la salle de stockage au moment où elle avait éteint la lumière du préfa.
Cristina se repassait très souvent la scène de cette fin de soirée. Pourquoi n'était-elle pas descendue au moment où Peter et John partaient ? Pourquoi n'avait-elle pas vérifié qu'ils étaient bien tous rentrés ? Pourquoi n'avait-elle rien entendu ni rien vu de suspect ? Elle était rentrée, sans qu'ils fussent parvenus à comprendre d'où venait le défaut observé sur le purificateur isotopique.
Elle appela aussitôt Hooper pour lui faire part du souvenir qu'elle venait d'avoir au sujet de Pascali et son regard étrange envers Matthew. Hooper lui répondit qu'il allait planifier au plus vite un interrogatoire de Paolo Pascali, même sans attendre les résultats des analyses des empreintes sur les badges. Cristina hésita à demander à Hooper si elle pouvait être utile pour cet interrogatoire, puis se résigna. Elle préféra ne pas en faire trop d'un coup.

***

— Cris, j’ai un problème… Je ne trouve pas la clé USB de Matthew… Tu sais, celle qu’il utilisait toujours… sa clé blanche de 64 giga. J’ai cherché partout, mais rien. Elle est introuvable. Et la police a dit qu’il n’avait rien sur lui…
— Tu as cherché partout ? Tu as demandé à Peter ?
— Mais oui… lui non plus ne l’a vue nulle part. Je me demande si elle n’aurait pas été subtilisée en même temps…
— Arrête, c’est super important ça ! Il faut qu’on le dise tout suite à l’agent du FBI.
John Kisko venait de mettre le doigt sur un élément nouveau qui pourrait avoir une importance capitale sur l’enquête. La clé USB de Matthew n’était pas qu’une banale clé USB, c’était pour Matthew son trésor. Il avait pris l’habitude de tout stocker sur ce support et de la garder toujours avec lui. Il voyait ça comme sa seconde mémoire. Elle lui permettait de travailler de manière très efficace sans se soucier d’avoir sous la main toujours le même ordinateur, et sans se soucier d’avoir accès ou non à un réseau wifi ou à un cloud.
Avec John et Peter, Cristina ne montrait pas la proximité qu’elle avait développée avec Tom Hooper, elle l’appelait « l’agent du FBI ». C’était préférable de montrer une certaine distance.
— Si tu veux, je me charge de le contacter pour lui dire. Est-ce que tu sais, toi, ce qu’il mettait exactement sur sa clé ?
— Oh, et bien, c’est simple… répondit John, sur tous les ordinateurs où il passait, on le voyait toujours enfiler sa clé USB blanche. En fait je pense même qu’il travaillait directement dessus, tu vois. Il ne s’embêtait pas à faire des copier-coller à la fin de la journée. En gros, il stockait tout son travail. Il avait même carrément des logiciels installés dessus. Je sais aussi qu’il compressait des fichiers pour pouvoir en mettre plus…
— Merde !.. Ça craint…
— Tu l’as dit… on a plus rien sur le suivi des tests qu’on avait faits depuis le début de février …
— Ouais, mais ça veut aussi dire que les mecs qui l’ont tué étaient intéressés par notre travail !.. Tu comprends ? Et qui peut bien s’intéresser à ce qu’on fait, honnêtement, hein ?
— A part les mecs de LXZ ? Et bien, je ne sais pas, moi… répondit John naïvement.
 — Oui… les seuls qui pourraient s’intéresser à la purification du xénon aujourd’hui dans le monde, c’est eux, les gars de LXZ…
— Non, mais attends, tu es en train de dire que la mort de Matthew aurait été commandité par… par nos concurrents scientifiques ?.. C’est du délire !
— Je ne sais pas, mais si le travail de Matthew a été volontairement volé, franchement, les seuls que ça peut intéresser, c’est bien eux. Ça n’intéresse personne d’autre, alors…
— Mais on peut aussi imaginer que la clé lui a été prise pour faire justement une diversion, pour mener vers une fausse piste, reprit John, qui se prenait soudain au jeu de l’investigation.
— Oui, tu as raison, c’est aussi imaginable, ça pourrait être un coup à trois bandes, on pourrait imaginer que ça serait une autre manip concurrente, pas dans le xénon, mais qui en faisant ça embêterait considérablement nos deux manips…
— Bon, je crois que tu vas un peu trop loin, tu t’imagines des scénarios extrêmes, je n’y crois pas trop. Contente-toi de prévenir l’agent Hooper que la clé de Matthew a disparue et qu’elle contenait tout son travail, et même tout notre travail, OK ?
— OK John, OK… Tu sais, ça me travaille cette enquête, et j’ai l’impression que la police et le FBI n’avancent pas très vite. Mais c’est sûr que la disparition de cette clé est certainement un élément nouveau qui pourrait peut-être permettre de trouver une piste.
— Je me demande comment tu peux imaginer que des chercheurs puissent être derrière un tel crime ! répondit John.
— Je ne sais pas…, tu sais John, jusqu’à ce que l’enquête ait aboutie, je suis prête à tout imaginer, je veux tellement qu’on trouve le ou les coupables !
— Mais tout le monde veut qu’on trouve ce qui s’est passé, mais incriminer des scientifiques dans un meurtre comme ça, c’est complètement fou… enfin…
— Tu les connais un peu, toi, les gens de LXZ ? demanda Cristina, qui savait que John avait côtoyé certains physiciens qui travaillaient aujourd’hui pour cette collaboration scientifique.
— Un peu, quelques personnes de Chicago. Mais ils sont comme nous, eux aussi ils ont des difficultés avec leur détecteur, tu sais. Avant de s’intéresser au statut de la manip concurrente, ils s’occupent de leur détecteur avant toute chose, je pense. Je ne dis pas que le contenu de la clé de Mat ne les intéresserait pas, évidemment que ça les intéresserait, au plus haut point même, c’est sûr, mais de là à commettre un crime pour se l’approprier, il y a deux poids deux mesures. S’ils avaient voulu connaître les secrets de notre purificateur, ils auraient tout simplement pu débaucher Mat, tu ne crois pas ?
— Ils ont peut-être essayé sans succès, qui sait ?  Bon, allez, cessons de fabuler sur ça, je vais appeler l’agent du FBI pour lui dire que la clé de Mat a disparu.
Cristina savait qu’en annonçant la disparition de la clé à Tom, la première chose qu’il penserait serait une éventuelle implication de LXZ. Depuis la première fois où elle l’avait rencontré, elle avait compris dans ses questions qu’il cherchait un mobile possible au crime et qu’il pensait en termes de concurrence scientifique. Hooper savait parfaitement que les deux expériences étaient au coude à coude dans la recherche directe de la matière noire et il savait quel était l’enjeu d’une éventuelle découverte. Il était colossal.

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