— Pourquoi la clé à molette se trouvait au sol de l'autre côté du hall vers les grilles de la ventilation. Je ne comprends pas... Ça n'a pas de sens. Pourquoi le meurtrier aurait pris la peine de traverser le hall à la vue de quiconque pour déposer cet outil qui lui avait servi à commettre son crime ?
Tom
Hooper parlait à son enregistreur. Il y notait oralement ses propres
interrogations, qui lui permettaient le plus souvent de rendre plus clairs les
comptes rendus par email qu'il devait faire chaque jour en soirée.
— Cette fille
est vraiment futée... et motivée en plus. Il faut l'impliquer d'avantage, mais
sans que Castelli et ses acolytes ne le sachent, ils ne l'accepteraient jamais.
Bon, l'idée du même badge pour faire entrer deux personnes est très
intéressante. Vérifier les empreintes. Il n'y a aucune raison de trouver deux
types d'empreintes sur ce genre de badge personnel. Bon, reprenons. Pascali
arrive le matin avant tout le monde, mais après les gardiens. Il arrive seul.
Il badge, il ouvre la porte, mais avant d'entrer, lance son badge à
l'extérieur, dans un endroit pas trop visible... il faut retourner au tunnel
pour voir comment on peut faire ça.... Bon... Il lance son truc et il entre
aussitôt. Il faut vérifier des traces de particules fines sur le badge... Bon,
quelques minutes après, en tous cas, pas très longtemps après, il faut qu'ils
se soient bien synchronisés, les mecs... une voiture, ou une moto, finalement
pourquoi pas, s'arrête au niveau de l'entrée du labo, dépose le mec et repart
aussitôt. C'est plus facile pour une moto de s'arrêter, déposer un gars et
repartir très vite, même sans aller sur la zone de parking, et oui, on n'y
avait pas pensé... la moto n'aurait pas besoin d'entrer dans la zone. Le mec
laisse son casque au conducteur de la moto, trop encombrant, si c'est une moto,
bien sûr. Si c'est une voiture, c'est plus simple, mais pas pour s'arrêter à
l'arrache dans le tunnel... Bon, ensuite... Le gars ramasse très vite le badge,
il ne doit pas avoir besoin de chercher, pour pas perdre de temps, il badge, il
peut entrer. Là, c'est le plus gros risque, il faut être sûr qu'il n'y ait
personne dans le sas juste derrière la porte... Pascali ne peut pas communiquer
avec lui, il n'y a pas de réseau dans le tunnel. Admettons que ça marche, le
mec est entré, il n'y avait personne. OK... Le crime a été commis à 22h43. Si
le mec est entré au labo souterrain vers disons 7h30 le matin, ça fait une
super longue attente... Et il faut qu'il se planque très vite dans un endroit
où on est sûr que personne ne viendra durant toute la journée... Et sans être
vu évidemment. Il n'y aurait que Pascali et les deux gardiens à cette heure-là...
Pour pas que les gardiens le voient, mais oui, il suffit que Pascali les
occupe... Vérifier ça!... Bon, pour ressortir le soir, le mec doit garder le
badge de Pascali, comme disait Cristina, et faire la petite manip dans l'autre
sens... Vérifier aussi dans ce sens si c'est faisable facilement... Est-ce
qu'on peut se cacher dans un recoin du labo durant plus de 15h sans bouger ?...
Et Pascali aurait été obligé d'attendre tout ce temps pour pouvoir récupérer
son badge vers l'entrée... Peut-être au même moment d'ailleurs... sauf que lui
il ne pouvait pas sortir, il fallait qu'il reste encore...
Pourquoi
avoir attendu tout ce temps ?... Oui, pour qu'il y ait moins de monde, pour
pouvoir sortir plus facilement... C'est sûr qu'il a profité de la confusion
suite à l'alarme anoxie pour sortir... Et c'est toujours mieux qu'il y ait
moins de monde... Mais encore fallait-il savoir que Matthew Donnelly était
encore présent à cette heure-là... Cristina pensait qu'il était parti avant
elle, à 22h30. Elle ne savait donc pas elle-même où il se trouvait, il n'était
pas dans la zone de travail de XENO1000, peut-être était-il déjà dans la salle
de stockage... Mais comment l'assassin pouvait-il savoir où se trouvait
exactement Donnelly et à quel moment ?... A moins que le complice le tienne
informé en temps réel... Ah oui...
La voix
de Tom Hooper résonnait dans le grand bureau gris qui lui avait été attribué au
bout de deux semaines. La neige tombait à gros flocons et venait cingler contre
la vitre avec le vent. Hooper commençait à s'imaginer les plus petits détails
qui auraient pu se passer ce soir-là et comment tester la validité des indices
correspondants. Il avait maintenant besoin de faire de nouvelles auditions afin
de confronter les versions des différents témoins et surtout vérifier
d'éventuelles différences avec leurs déclarations des premiers jours. Il
considérait que des variations dans les dires d'un témoin devaient être
considérées comme un signe plus que tangible d'une certaine culpabilité. Il
fallait la jouer fine car même si il suspectait assez fortement Paolo Pascali,
il ne souhaitait pas pour le moment que quiconque connaisse son idée, hormis
Cristina, mais il lui avait fait jurer de ne parler à personne de leur idée
commune, même à ses plus proches amis. Il fallait donc poser des questions de
telle manière à ne pas citer le nom de Paolo Pascali. Ce serait chose ardue,
mais faisable. Il fallait rester générique, avec des insinuations pouvant être
comprises de plusieurs façons. Et puis, il comptait bien sur l'aide de
Cristina.
***
Cristina
était impressionnée parce ce que lui avait raconté l'agent Hooper. Ainsi donc
c'était un physicien des particules qui s'était reconverti dans l'investigation
policière... Ça ne devait pas courir les rues, des parcours comme celui-là.
Elle se sentait un peu stupide quand elle se remémorait la façon dont elle lui
avait expliqué les tenants et aboutissants de leur recherche de particules de
matière noire et pourquoi il était indispensable de s'enfermer dans un
laboratoire souterrain pour se protéger des rayons cosmiques omniprésents. Tom
Hooper connaissait cette problématique sur le bout des ongles en fait. Les
rayons cosmiques n'avaient aucun secret pour lui, ç'avait été sa spécialité.
Peut-être avait-il oublié des choses depuis son entrée dans la police mais ce
n'est pas ce qu'il laissait voir. Jamais elle aurait pensé qu'un chercheur très
spécialisé pouvait comme ça bifurquer et changer de métier en si peu de temps,
surtout pour embrasser une carrière qui n'avait que peu à voir avec la
recherche fondamentale, encore que les techniques de la police scientifique
pouvaient certainement se rapprocher un peu des méthodes scientifiques
classiques, mais quand-même... Ça ne pouvait exister qu'aux Etats-Unis, ce
genre de trajectoire professionnelle. Cette longue discussion qu'ils avaient
eue à la Taverne l'avait laissée confiante sur le fait que Hooper accepterait
de la faire participer d'avantage à l'enquête. Elle avait bien vu qu'il était
ouvert avec elle, ce qui n'était peut-être pas le cas avec tous les autres
témoins de l'affaire.
Cristina
essaya de se souvenir des moindres détails de cette soirée de travail du 24
février. Après la pause de midi, ils avaient travaillé ensemble, Matthew, Peter
et elle, sur les tests de l'électronique du purificateur isotopique. Il
s'agissait de produire des signaux avec le générateur d'impulsions, qu'on
injectait dans la carte d'acquisition. Peter, lui, s'occupait de vérifier tous
les contacts qui devaient se trouver connectés à la terre, reliés à la masse,
comme disaient les physiciens. Ça les avait occupés jusqu'en fin d'après-midi.
Ils avaient fait une pause vers 18h15. En repensant intensément à ces moments,
Cristina revit soudainement une image comme un flash. En quittant l'aire de
XENO1000 pour aller vers la salle de repos, ils avaient croisé Pascali, elle
revoyait son visage. Et elle se souvint de son regard. En les croisant tous les
quatre, il avait regardé uniquement Matthew avec une expression étrange, une
sorte d'expression de tristesse. Mais elle n'arrivait pas à se souvenir s’il
portait son badge de façon visible ou bien s’il n'en avait pas. Après la pause
d'un gros quart d'heure, ils étaient retournés à l'installation, les trois
américains pour travailler sur la pompe à vide de l'extracteur, qui était la
pièce maîtresse venant juste avant le purificateur dans la chaîne de traitement
du gaz, et Cristina à l'étage pour dépouiller les signaux électroniques de la
carte d'acquisition sur l'ordinateur de contrôle-commande du système.
Une fois
qu'elle était là-haut, dans son préfabriqué sur pilotis, devant l'écran, elle
tournait le dos au hall et ne voyait plus du tout ce qui pouvait s'y passer.
Matthew, John et Peter étaient juste deux mètres cinquante en dessous d'elle,
auprès de la machine. Et puis les gars étaient rentrés sur les coups de 21h30,
elle, était restée un peu plus longtemps. Elle ne se doutait pas que Matthew
n'était pas rentré avec John et Peter et était encore là dans la salle de
stockage au moment où elle avait éteint la lumière du préfa.
Cristina
se repassait très souvent la scène de cette fin de soirée. Pourquoi
n'était-elle pas descendue au moment où Peter et John partaient ? Pourquoi
n'avait-elle pas vérifié qu'ils étaient bien tous rentrés ? Pourquoi
n'avait-elle rien entendu ni rien vu de suspect ? Elle était rentrée, sans
qu'ils fussent parvenus à comprendre d'où venait le défaut observé sur le
purificateur isotopique.
Elle
appela aussitôt Hooper pour lui faire part du souvenir qu'elle venait d'avoir
au sujet de Pascali et son regard étrange envers Matthew. Hooper lui répondit
qu'il allait planifier au plus vite un interrogatoire de Paolo Pascali, même
sans attendre les résultats des analyses des empreintes sur les badges.
Cristina hésita à demander à Hooper si elle pouvait être utile pour cet
interrogatoire, puis se résigna. Elle préféra ne pas en faire trop d'un coup.
***
— Cris,
j’ai un problème… Je ne trouve pas la clé USB de Matthew… Tu sais, celle qu’il
utilisait toujours… sa clé blanche de 64 giga. J’ai cherché partout, mais rien.
Elle est introuvable. Et la police a dit qu’il n’avait rien sur lui…
— Tu as
cherché partout ? Tu as demandé à Peter ?
— Mais
oui… lui non plus ne l’a vue nulle part. Je me demande si elle n’aurait pas été
subtilisée en même temps…
— Arrête,
c’est super important ça ! Il faut qu’on le dise tout suite à l’agent du
FBI.
John
Kisko venait de mettre le doigt sur un élément nouveau qui pourrait avoir une
importance capitale sur l’enquête. La clé USB de Matthew n’était pas qu’une
banale clé USB, c’était pour Matthew son trésor. Il avait pris l’habitude de
tout stocker sur ce support et de la garder toujours avec lui. Il voyait ça
comme sa seconde mémoire. Elle lui permettait de travailler de manière très
efficace sans se soucier d’avoir sous la main toujours le même ordinateur, et
sans se soucier d’avoir accès ou non à un réseau wifi ou à un cloud.
Avec John
et Peter, Cristina ne montrait pas la proximité qu’elle avait développée avec
Tom Hooper, elle l’appelait « l’agent du FBI ». C’était préférable de
montrer une certaine distance.
— Si tu
veux, je me charge de le contacter pour lui dire. Est-ce que tu sais, toi, ce
qu’il mettait exactement sur sa clé ?
— Oh, et
bien, c’est simple… répondit John, sur tous les ordinateurs où il passait, on
le voyait toujours enfiler sa clé USB blanche. En fait je pense même qu’il
travaillait directement dessus, tu vois. Il ne s’embêtait pas à faire des
copier-coller à la fin de la journée. En gros, il stockait tout son travail. Il
avait même carrément des logiciels installés dessus. Je sais aussi qu’il
compressait des fichiers pour pouvoir en mettre plus…
—
Merde !.. Ça craint…
— Tu l’as
dit… on a plus rien sur le suivi des tests qu’on avait faits depuis le début de
février …
— Ouais,
mais ça veut aussi dire que les mecs qui l’ont tué étaient intéressés par notre
travail !.. Tu comprends ? Et qui peut bien s’intéresser à ce qu’on
fait, honnêtement, hein ?
— A part
les mecs de LXZ ? Et bien, je ne sais pas, moi… répondit John naïvement.
— Oui… les seuls qui pourraient s’intéresser à
la purification du xénon aujourd’hui dans le monde, c’est eux, les gars de LXZ…
— Non,
mais attends, tu es en train de dire que la mort de Matthew aurait été
commandité par… par nos concurrents scientifiques ?.. C’est du
délire !
— Je ne
sais pas, mais si le travail de Matthew a été volontairement volé, franchement,
les seuls que ça peut intéresser, c’est bien eux. Ça n’intéresse personne
d’autre, alors…
— Mais on
peut aussi imaginer que la clé lui a été prise pour faire justement une
diversion, pour mener vers une fausse piste, reprit John, qui se prenait
soudain au jeu de l’investigation.
— Oui, tu
as raison, c’est aussi imaginable, ça pourrait être un coup à trois bandes, on
pourrait imaginer que ça serait une autre manip concurrente, pas dans le xénon,
mais qui en faisant ça embêterait considérablement nos deux manips…
— Bon, je
crois que tu vas un peu trop loin, tu t’imagines des scénarios extrêmes, je n’y
crois pas trop. Contente-toi de prévenir l’agent Hooper que la clé de Matthew a
disparue et qu’elle contenait tout son travail, et même tout notre travail,
OK ?
— OK John,
OK… Tu sais, ça me travaille cette enquête, et j’ai l’impression que la police
et le FBI n’avancent pas très vite. Mais c’est sûr que la disparition de cette
clé est certainement un élément nouveau qui pourrait peut-être permettre de
trouver une piste.
— Je me
demande comment tu peux imaginer que des chercheurs puissent être derrière un
tel crime ! répondit John.
— Je ne
sais pas…, tu sais John, jusqu’à ce que l’enquête ait aboutie, je suis prête à
tout imaginer, je veux tellement qu’on trouve le ou les coupables !
— Mais
tout le monde veut qu’on trouve ce qui s’est passé, mais incriminer des
scientifiques dans un meurtre comme ça, c’est complètement fou… enfin…
— Tu les
connais un peu, toi, les gens de LXZ ? demanda Cristina, qui savait que John
avait côtoyé certains physiciens qui travaillaient aujourd’hui pour cette
collaboration scientifique.
— Un peu,
quelques personnes de Chicago. Mais ils sont comme nous, eux aussi ils ont des
difficultés avec leur détecteur, tu sais. Avant de s’intéresser au statut de la
manip concurrente, ils s’occupent de leur détecteur avant toute chose, je
pense. Je ne dis pas que le contenu de la clé de Mat ne les intéresserait pas,
évidemment que ça les intéresserait, au plus haut point même, c’est sûr, mais
de là à commettre un crime pour se l’approprier, il y a deux poids deux
mesures. S’ils avaient voulu connaître les secrets de notre purificateur, ils
auraient tout simplement pu débaucher Mat, tu ne crois pas ?
— Ils ont
peut-être essayé sans succès, qui sait ?
Bon, allez, cessons de fabuler sur ça, je vais appeler l’agent du FBI
pour lui dire que la clé de Mat a disparu.
Cristina
savait qu’en annonçant la disparition de la clé à Tom, la première chose qu’il
penserait serait une éventuelle implication de LXZ. Depuis la première fois où
elle l’avait rencontré, elle avait compris dans ses questions qu’il cherchait
un mobile possible au crime et qu’il pensait en termes de concurrence
scientifique. Hooper savait parfaitement que les deux expériences étaient au
coude à coude dans la recherche directe de la matière noire et il savait quel
était l’enjeu d’une éventuelle découverte. Il était colossal.
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